Le Mauvais Côté de l’Histoire

Nous le savons tous car nous le vivons tous. Depuis le début du XXIème siècle nous assistons à une intense polarisation politique, qu’il s’agisse de l’opinion publique ou des décisions prises par divers gouvernements des pays développés. Alors que l’Europe se trouve à nouveau menacée par les délires expansionnistes d’un dictateur, 70 ans après la deuxième guerre mondiale, le flot de paroles plus ou moins censées déferle dans les médias de tous bords, et bien entendu les réseaux sociaux, vivier fertile de bien des dérèglements récents.

Dans ce torrent de lieux communs et d’opinions arbitraires sur le bienfondé d’une invasion armée, on retrouve la fameuse phrase « You’ll be on the wrong side of History », vous serez du mauvais côté de l’Histoire. Ma pédanterie atavique tique à la mention de cette formule, devenue un slogan, asséné sans y penser par une sorte d’automatisme vindicatif.

Tout historien ou étudiant dans ce domaine vous rappellera une autre phrase connue, à savoir que ce sont les « vainqueurs qui écrivent l’Histoire » et que par conséquent le récit des événements, en particulier les conflits armés, sera toujours biaisé. Ce simple rappel d’une évidence, aussi cruelle soit-elle, doit nous faire réfléchir sur la question du « bon côté » de l’Histoire et de son instrumentalisation actuelle.

L’Histoire en tant que discipline est une constante quête de la véracité, où bien des idées reçues et positionnements idéologiques ont dû et doivent être réévalués. Mais l’Histoire dans l’inconscient collectif est vu comme une sorte de socle inébranlable, essentiel et matriciel, sur lequel repose toutes nos valeurs. Cette perception populaire de l’Histoire sert admirablement les desseins de toute personne cherchant à la déformer à son avantage.

On se souviendra du mensonge de Charles De Gaulle qui tenta de convaincre ses citoyens que toute la France fut résistante durant l’Occupation. De même en Suisse, le fameux rapport Bergier – qui démontra la part de responsabilité de l’Helvétie dans l’Holocauste – fut rejeté par une grande partie de la population ayant grandi dans une vision idéalisée de leurs pays durant les périodes sombres.

Les récents incidents en France, qu’il s’agisse du discours pro-Pétain de Zemmour ou du révisionnisme du Puy du Fou nous rappellent que les mouvements réactionnaires continuent à déformer l’Histoire, preuve qu’elle n’est en rien stable ou immuable. Certaines régions des Etats-Unis, particulièrement celles ayant participé à la Guerre de Sécession du côté Sudiste, enseignent encore aux enfants une vision complètement déformée des conflits raciaux en Amérique.  

Plus insidieux sont les événements et phénomènes qui, bien qu’avérés, remettent en question notre vision souvent binaire de l’Histoire avec ses bons et ses mauvais sujets, avec le mythe du « progrès » en toile de fond. Le Moyen-Âge n’avait rien de cet âge obscure et arriéré que nous imaginons tous à l’évocation de cette ère, de même que le Siècle des Lumières vit une explosion de procès pour sorcellerie. Des chefs de tribus africains jetaient leurs rivaux ou leurs sujets dissidents en pâture aux négriers, certains pères juifs avaient pactisé avec Hitler dans l’esprit du « moindre mal », et des peuples précolombiens ont aidé les Conquistadors à vaincre leurs voisins.

Combien de représentants du « mauvais côté » de l’Histoire participèrent à l’écriture de son « bon côté » ? Citons Werner von Braun, ingénieur Nazi à l’origine de la technologie qui envoya plus tard les premiers hommes sur la lune ou encore Reinhard Hönn, autre Nazi qui échappa aux mailles du filet et qui conçu le modèle entrepreneuriale sur lequel repose à présent l’ensemble du monde professionnel. Inutile de rajouter que l’héritage de ces deux criminels de guerre est des plus ambivalents. Ils n’en restent pas moins des acteurs de « notre » Histoire, celle qui mena à notre société actuelle.

Dans la logique inverse, combien de personnes et populations innocentes ont été un jour placées du « mauvais » côté de l’Histoire à un moment de leur existence avant d’être réhabilitées ? Les Chrétiens avant la conversion de l’Empereur Constantin, les protestants, les personnes racisées, les femmes, les révoltés de tous bords, la communauté queer, etc. Notre acceptation toute récente et encore parcellaire des minorités brimées n’est-elle pas la preuve de l’ambiguïté du discours historique ?

Si je cite ces exemples, c’est pour vous démontrer que l’Histoire ne peut être résumée à deux facettes positives, celles des vainqueurs et des perdants ni que la tournure des événements puisse être prédite avec certitude, puisque sa perception va dépendre de ceux qui sont autorisés à l’écrire. De fait, asséner à un particulier qu’il se trouvera du mauvais côté de l’Histoire, c’est non seulement exposer une vision manichéenne du monde mais c’est aussi participer à l’instrumentalisation des récits humains.

Répéter cette phrase en pensant éduquer son interlocuteur ne sert qu’à illustrer avec une terrible clarté la période de crise actuelle. Lorsque notre perception du monde et notre confiance en l’avenir sont menacées, nous nous rabaissons à une forme d’essentialisme déplacé et irrationnel. L’Histoire se doit d’être étudiée avec méthode, détachement et humilité face à notre propre place dans ce grand récit qui, à moins que les lions apprennent un jour à écrire, sera encore et toujours l’œuvre des chasseurs.

2 réflexions sur “Le Mauvais Côté de l’Histoire

  1. J’ai pas vu passer cette phrase, mais de toute façon, ça me paraît un peu présomptueux que de penser qu’on sait qui sera « dans le vrai » ou non, surtout que plusieurs situations ne sont pas vraiment observables sous le prisme « méchant/gentil ».

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    1. Bien d’accord ! De nouveau ce genre de propos absolu est le fruit d’une minorité vocale plus que d’un sentiment générale. Il faut toujours se rappeler que les réseaux sociaux déforment souvent notre vision du monde.

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