La Mort: un art de vivre

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie avec quelques ajouts.

Si le FIFF renouvelle sa sélection chaque année, le festival permet aussi de revoir des œuvres marquantes des éditions précédentes. Apprentice, Récompensé à Cannes, fait partie de ces films poignants dont le retour est amplement mérité. Boo Junfeng, actuel membre du jury, nous entraîne dans les coulisses de la mort.

Aiman Yusof, ancien soldat, travaille comme gardien dans une prison de haute-sécurité à Singapour. Il vit avec sa grande sœur Suhaila dont le seul désir est de partir avec son fiancé australien et de laisser derrière elle un passé tragique. C’est ce même passé qui poussera Aiman à se rapprocher du bourreau de la prison qui le prendra sous son aile, le formant à exécuter les condamnés, proprement et sans douleur. Aiman devra faire face aux conséquences morales de ses actes, dans une spirale infernale où les notions de compassion et de culpabilité semblent bien illusoires.

Ce deuxième long-métrage de Boo Junfeng impressionne par sa maîtrise, autant dans sa forme que dans son propos. On comprend aisément que le réalisateur passa cinq ans à peaufiner cette exploration du monde carcéral de son pays. Un sujet aussi brulant que la peine de mort demande une justesse de chaque instant. Plutôt que de se lancer dans une plaidoirie, Le film laisse le soin à ses personnages de présenter les différents points de vue sur le bien-fondé de la peine capitale.

Cette polyphonie nous déconcerte, tant il est difficile de prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes. La mort n’est cependant pas qu’un sujet de dissertation. Le spectateur est horrifié par la simplicité et la décontraction avec laquelle le maître explique à son apprenti la meilleure façon de mettre fin à la vie d’un homme, dans un mélange de compassion et de détachement à faire froid dans le dos. Cette dichotomie illustre subtilement le rapport ambigu entre les deux hommes, Aiman trouvant à la fois dans son mentor une figure paternelle mais aussi un adversaire redoutable.

Les condamnés, s’ils ne sont pas au centre de l’intrigue, sont essentiels à la compréhension du propos. Boo Junfeng nous les dépeint d’une façon parfaitement inédite pour l’occidental habitué aux portraits de tueurs sans âme. Ici les coupables sont des êtres humains, terriblement banals et fragiles. Leur voyage vers l’inévitable n’est pas une délivrance. C’est un moment de terreur absolue et viscérale, amplifié par une bande son angoissante. On ne ressent aucune satisfaction à les voir se faire passer la corde au cou. Il n’est jamais ici question de justice. Qu’importe s’ils étaient innocents ou non, la loi a décidé pour eux.

Cette déconstruction du système judiciaire est rendue plus palpable encore par le parcours de notre héros qui semble au premier abord plus libre d’exprimer sa nature en prison que chez lui où il se sent cloîtré, dans une inversion mordante. Plus qu’une quête des origines, c’est une descente aux enfers qui verra Aiman plonger figurativement et littéralement dans l’abîme, se perdant toujours un peu plus dans le labyrinthe menant au couloir de la mort. Le réalisateur n’hésite pas à jouer des contrastes marqués entre ombre et lumière et à utiliser les couleurs vives pour symboliser les états d’âme de l’apprenti bourreau. Le cadre est souvent obstrué par des grillages ou des barres de fer, exprimant avec clarté l’emprisonnement moral, non seulement d’Aiman mais de son maître également.

Car si l’on devait résumer ce film à une idée maîtresse, c’est que tous autant que nous sommes, exécuteurs ou exécutés, restons des prisonniers, de nos actes, nos devoirs ou notre passé.

  • Guillaume Babey

Le Goût des Mots

Les mots, c’est-à-dire le langage articulé et codifié, accaparent nos esprits de façon quotidienne, à plus forte mesure en notre époque surchargée de signaux et de signifiants au point qu’ils se sabordent mutuellement dans une soupe sémantique où tout se vaut, et par conséquent où la parole donnée n’a plus de valeur intrinsèque.

Et pourtant quels délices les mots peuvent nous procurer lorsqu’ils sont utilisés avec justesse et à bon escient. Sans vouloir faire preuve de chauvinisme, le français reste l’une des langues les plus agréables lorsqu’il s’agit d’en explorer la dimension poétique. Malgré ses déboires récents, l’Hexagone reste réputé à la fois pour sa gastronomie et son éloquence. Les deux disciplines ne sont pas si éloignées et c’est en explorant la langue de Molière qu’on en apprécie les liens subtils qui les unissent.

Les mots ont une consistance, un volume, une épaisseur. Or le plus souvent, les volumes occupant temporairement nos bouches sont nourriture. Pour preuve, l’on dit bien d’une personne peinant à articuler qu’elle mange ses mots. Avant de manger, il convient de jouer des mandibules afin qu’un mot ne vous reste pas en travers de la gorge. D’une personne un peu trop franche on dit qu’elle ne mâche pas ses mots, sans doute parce qu’ils sont trop gros. Qu’il s’agisse d’un interrogatoire musclé ou d’une exhortation bienveillante, on demande à qui de droit de cracher le morceau. C’est paradoxalement après avoir craché ledit morceau qu’on passe à table.

Fait amusant, les mots deviennent liquides dès qu’il s’agit de les transmettre à un interlocuteur. D’un auditeur attentif jusqu’à la dévotion, on dira qu’il boit les paroles de l’orateur. Le propre rejoint parfois le figuré si d’aventure le conférencier est sujet au postillon. Solides, liquides ou non-euclidiens, les mots ont une saveur. Les mots tendres, les mots durs, ceux qu’on ne mâche pas justement, les piques acides et les répliques amères.

D’une anecdote licencieuse on a l’habitude de dire qu’elle est salée. C’est bien pour cela qu’il est bon de la faire suivre par quelques mots doux, histoire de faire passer la pilule, preuve de plus que les mots s’ingèrent y compris en capsule.

L’on peut forcer cette ingestion lorsque l’honneur est bafoué. On fera ravaler ses paroles au mauvais plaisant, ce qui reste moins dramatique que de lui faire rendre gorge. Inversement un flot de paroles difficilement contenu risque fort bien d’être expulsé avec violence. On vomit alors tout ce qu’on avait sur le cœur. Régurgiter les mots est étrangement plus aisé, surtout si on les a facilement bu comme notre auditeur de tout-à-l ’heure. A force de régurgitation, on aboutit fatalement à des formules prémâchées. Plus faciles à gober pour le tout-venant mais sans saveur.

Tel un chewing-gum, les mots s’affadissent à force de mastication. Mais trop habitués que nous sommes à user des mots sans y penser, ainsi qu’on se bâfre distraitement de malbouffe, tout un buffet de mots délicats, épicés, délectables se dérobe à nos sens.

Si le dictionnaire est un menu de cantine, et le langage parlé un snack bar, les livres nous offrent la gamme complète. Une telle richesse pousse à la gourmandise. Et c’est bien normal, puisque lorsqu’un livre nous plait, il n’est pas rare qu’on le dévore.

  • Guillaume Babey

Le fandom français de Détective Conan: réponses à Fregonese

En 2020, Pierre-William Fregonese m’avait approché ainsi que d’autres fans de la franchise Détective Conan afin de répondre à ses questions et d’enrichir son ouvrage. Le produit final, dont nous avons fait ici la critique n’a retenu qu’une part infime de mes contributions. N’ayant signé aucune close d’exclusivité ni de discrétion auprès de l’auteur ou de l’éditeur Pix’n Love, je reproduis ici les questions de Fregonese et mes réponses dans leur intégralité. Compte tenu des récents développements de la franchise sur le territoire français avec la distribution des trois derniers films en date par Eurozoom, certaines des déclarations suivantes ne sont plus totalement d’actualité.

-Comment avez-vous découvert Détective Conan, et pourquoi avoir décidé de vous investir sur un forum de fans ?

J’ai découvert Détective Conan en 2004 lors de sa diffusion sur Cartoon Network. La culture manga et anime en Suisse était très en retard par rapport au reste de l’Europe, surtout la France, et ce fut donc l’une des premières séries animées adaptées de manga que j’ai regardée de manière soutenue. Grand amateur de récits d’enquêtes et de résolution d’énigmes, la série m’a tout de suite charmée. Plus tard, après une première interruption de la diffusion de l’anime, j’ai découvert que le manga en était déjà à son 52ième tome.

Cette longévité m’avait intrigué et j’ai commencé à acheter régulièrement les tomes que je dévorais. Ce fut ma porte d’entrée vers la pop culture japonaise en général et par voie de conséquence, sur l’infra-monde d’internet, qui n’avait pas la même ubiquité qu’aujourd’hui. De fil en aiguille, j’ai découvert l’existence de forums dédiés à DC et celui de Beika Street me plaisait énormément pour sa dimension créative, étant moi-même dessinateur amateur depuis tout jeune.

C’est à l’occasion d’un projet de « Beikalendar », un calendrier dessiné par les membres représentant des personnages de la franchise, que j’ai décidé de m’inscrire sur Beika Street en décembre 2009. A partir de là, j’ai commencé sans vraiment m’en rendre compte à prendre une place importante dans l’activité créatrice du forum et plus tard sur la recherche d’informations sur les nouveaux chapitres encore inédits chez nous. Étant d’un naturel solitaire et méfiant, partager une passion encore peu avouable à l’époque dans la vie de tous les jours était un moyen de trouver enfin un tissu social approprié.

-Quelle est votre affaire préférée ?

C’est très difficile à dire, car il y a tellement d’affaires que j’aime pour des raisons très différentes. Celle dont je ne me remets pas reste l’affaire des « Inséparables », deux sœurs vivant ensemble. L’une d’elle, ne supportant plus cette cohabitation, décide de supprimer l’autre, et d’utiliser Kogoro complètement séduit, pour l’innocenter du crime.

On apprend plus tard que la criminelle a dû changer de stratégie car son premier plan, consistant à faire respirer des vapeurs toxiques obtenues par le mélange de deux produits ménagers, avait échoué. C’est parce que la victime, consciente du danger, avait retiré les produits, par amour pour cette sœur qui la tuera plus tard. Se rendant compte de l’horreur de son crime, la coupable démasquée serre le corps inanimée de sa sœur, le seul être qui l’aimait pleinement.

-Que pensez-vous de son adaptation en animé ?

L’animé est le médium qui m’a permis de découvrir la série et j’ai donc encore un souvenir ému des 150 premiers épisodes avant l’arrêt de sa diffusion dans les pays francophones. Néanmoins, le manga me permet une plus grande liberté d’interprétation et contrairement à l’animé, je peux lire le manga légalement sans avoir à prendre un abonnement pour une plateforme de streaming. L’animation a aussi beaucoup de hauts et de bas, comme toute série fleuve, ce qui peut parfois diminuer le plaisir du visionnage. Les films d’animation sont de grosses friandises, très formatées mais souvent divertissantes.

De quelles autres œuvres rapprocheriez-vous Détective Conan ?

Détective Conan est en partie inspirée de Lupin III, vénérable franchise créée en 1967 par Monkey Punch et adaptée sur tous les supports. Ce sont les crossovers avec Détective Conan qui m’ont permis de découvrir Lupin. Il est donc toujours plaisant de trouver les influences disséminées dans l’œuvre d’Aoyama. A part des émules très évidents comme le manga Maho-tantei Loki qui possède aussi un protagoniste rétréci, je trouve beaucoup de similitudes avec la bande-dessinée et le dessin animé dérivé de Billy the Cat, scénarisé par Raoul Cauvin. Cette série partage avec DC un protagoniste emprisonné dans une forme limitante, l’impossibilité de le dire à ses êtres chers, une quête pour retrouver sa forme d’origine et un récit initiatique où cette contrainte lui apprend à corriger ses erreurs passées.

Vous êtes au contact des fans, ils préfèrent le manga ou l’animé ? Et pourquoi ?

Je vois vraiment de tout, même si j’ai l’impression que les fans les plus jeunes sont beaucoup plus sensibles à l’image en mouvement qu’à l’art séquentiel mais ils restent très enthousiastes à chaque nouvelle concernant les nouveaux chapitres du manga et beaucoup achètent régulièrement les tomes. Leurs préférences me semblent dépendre plus de la présence de leurs personnages préférés qu’une appétence pour un médium spécifique.

-Votre site avait un forum. Quels étaient les grands sujets qui revenaient et passionnaient les internautes ? L’identité du chef des Hommes en noir, la romance entre Shinichi et Ran, le Kid ou autre chose ?

Je suis arrivé sur le forum lorsqu’il était déjà indépendant du site d’origine. Tous les sujets pouvaient passionner les membres, lors de notre pic d’activité à la fin des années 2000 et début des années 2010, il était rare qu’un sujet n’inspire pas la discussion.

A présent que la face d’internet a changé, où les forums ont été largement évincés par les réseaux sociaux, il est beaucoup plus difficile de savoir ce que les internautes aiment vraiment ou d’engager une discussion construite. Discord, malgré ses défauts, est l’une des meilleures options pour maintenir l’activité de la communauté de Beika Street, après que le forum ai changé une nouvelle fois d’hébergeur.

De nos jours, les personnages « badass » et liés à l’intrigue comme Akai Shuichi, Amuro Tooru ou encore Wakasa Rumi semblent maintenir l’intérêt. Mais les romances et le charismatique Kaito Kid ont encore de fervents admirateurs.

-Si vous aviez à faire un portrait-robot du fan de Détective Conan, quels seraient ses traits principaux ?

Il est ou a été très porté sur la création, notamment en fan-fics, les Français étant après tout un peuple doté d’une forte conscience littéraire. Ils expriment aussi des tendances genrées relativement marquées où les fans masculins et féminins aiment différentes choses, même si ces différences tendent aujourd’hui à s’estomper.

La communauté francophone étant l’une des plus anciennes en activité (les anglo-saxons n’ont découvert Détective Conan qu’assez tard en comparaison), il y a le sentiment d’une plus grande division générationnelle. Pensez que les fans francophones peuvent avoir entre 15 et 45 ans ! Je dénote aussi peut-être une plus grande lassitude.

Comme en France nous attachons une grande importance à l’intégrité artistique et à la qualité au-delà du divertissement, voir une histoire trainer en longueur et dévier légèrement de sa trajectoire initiale peut produire des frustrations et désistements. Mais c’est aussi une communauté qui se renouvelle, en partie grâce aux nouveaux personnages.

-Pour vous, quels sont les films les plus réussis ? Et pourquoi ?

Les films les plus réussis sont pour moi les premiers car les producteurs n’avaient pas encore codifié la formule, ce qui permettait aux différents métrages de ne pas être de complètes redites des précédents. Les films 5 et 6 ont beaucoup d’admirateurs, et on peut les comprendre. Le 5 voit l’entrée des hommes en noir sur grand écran et le 6 ravira les sherlockiens.

De mon côté je considère le tout premier film « Compte-à-Rebours dans un Gratte-Ciel » comme le meilleur car il a pour lui l’effet de surprise, une simplicité de narration, des choix d’angles de caméra inspirés et surtout l’inclusion d’une vraie Némésis plutôt qu’un citoyen lambda comme criminel principal, quelque chose de rare dans la franchise si on excepte les Hommes en Noir. Et à l’intérieur de ce film, il y a un cœur et un sentiment presque élégiaque où on pourrait presque accepter la fin de la série animée.

Le premier film était d’ailleurs au départ conçu en tant que tel, Aoyama ayant songé à arrêter la franchise à ce moment et utilisant des éléments de sa fin prévue pour Magic Kaito pour inspirer les scénaristes du film. Dans les métrages plus récents, le film 23 parvient selon moi à équilibrer tous les ingrédients qui se sont progressivement ajoutés à la formule, entre des scènes d’action généreuses, une romance assez solide avec un dilemme crédible ainsi que du fan-service un peu mieux dosé que ses prédécesseurs.

-Que pensez-vous des adaptations en jeu vidéo ? Quels sont les jeux les plus réussis et pourquoi ?

Hélas je ne joue pas au jeux-vidéos en général et encore moins à ceux tirés de Détective Conan. Il faudra trouver une autre personne à interroger sur cette question. J’avoue ne pas voir beaucoup de gens en discuter dans la communauté, probablement parce qu’aucun ne semble avoir été localisé chez nous.

-Comment voyez-vous la notoriété de Conan en France ? Ça continue de fonctionner ou ça se tasse depuis quelques années ?

Détective Conan a une communauté de fans très dévoués en France, même si elle parait confidentielle en comparaison avec des phénomènes comme les différentes séries du Shonen Jump ou encore Jojo. La fin de la diffusion de l’animé en France a sans doute joué un rôle dans le ralentissement de sa croissance.

Néanmoins on constate depuis quelques années un regain d’intérêt, entre la diffusion de l’animé sur des plateformes de streaming légal, les projets de sorties DVD par BlackBox, malgré la controverse liée à leur mauvaise gestion de la publication, et des projets de diffusion des films sur grand écran en France.

Il serait présomptueux de ma part de prédire l’avenir de Conan dans les pays francophones mais je pense que le meilleur moyen de le perpétuer est de continuer nos activités sur la toile et de convaincre les ayants-droits et les différents éditeurs à sortir et localiser plus d’épisodes et de films d’animation, l’animé ayant une capacité fédératrice très grande. Pour le moment, DC est une franchise historique, qu’on aime encore malgré les lassitudes, entre nostalgie et renouvellement.

Antispécisme: arnaque morale

L’antispécisme est de façon générale basé sur un argument fallacieux en forme d’homme de paille, l’existence d’un prétendu « spécisme », à savoir une discrimination par l’homme des autres espèces animales illustrée notamment par l’exploitation agro-alimentaire.

Or, le concept même de discrimination au niveau systémique ne peut être applicable qu’envers d’autres êtres humains, seuls à être capables de réaliser soit qu’ils sont exploités soit qu’ils sont les exploiteurs.

S’il est exact que nous altérons de façon conséquente l’équilibre écologique de nos écosystèmes, par la destruction d’habitats naturels au profit d’une exploitation exponentielle d’espèces animales à un rythme impossible, la domestication industrielle ne peut en aucun cas être mise sur le même plan moral que la colonisation, la Shoah ou les massacres homophobes en Tchétchénie.

Et si le fait de consommer d’autres formes de vie comme moyen de subsistance est un « spécisme », alors pratiquement toutes les formes de vie pratiquent cette discrimination !
Il est parfaitement absurde de prêter au cycle trophique une intention morale tout comme il est parfaitement stupide de vouloir tuer tous les prédateurs ou de bétonner le monde sous prétexte que tuer pour vivre serait cruel à nos yeux d’humains en pleine projection affective ! L’antispécisme est un déni du fonctionnement normal de la vie sur Terre !

De plus ce mouvement est souvent hypocrite et criblé de contre-vérités. Les activistes répondant de cette idéologie se concentrent principalement sur l’exploitation animale vertébrée. Mais que dire alors des insectes dont nous menaçons l’existence par nos pesticides et déboisements ?

On entend rarement les antispécistes à ce sujet, hormis peut-être sur la question de l’apiculture, sans doute parce qu’elle est l’exploitation la plus commune d’invertébrés dans les pays développés. Or, les insectes et autres arthropodes constituent plus des deux tiers des espèces vivantes sur notre planète et toutes les études récentes démontrent leur importance cruciale au sein des écosystèmes.

Pourquoi donc ne pas concentrer nos efforts dans la protection des invertébrés plutôt que de caillasser des boucheries familiales sous prétexte que les cochons, vaches et autres moutons ont un système nerveux et un instinct maternel ?

Et surtout, quid de l’exploitation végétale ? Les antispécistes étant le plus souvent membres de l’idéologie végane, leur combat se concentre sur les animaux mais l’agriculture intensive est tout aussi responsable des dérèglements écologiques que nous subissons actuellement. Les monocultures appauvrissent la diversité des espèces, les pesticides empoisonnent les sols, affaiblissent les défenses immunitaires des plantes et déciment les populations invertébrées comme mentionné plus tôt, et donc contribuent à une paupérisation de notre propre alimentation.

La plupart de ces monocultures exploitent des travailleurs sous-payés dans des pays en voie de développement, perpétuant une forme insidieuse de colonialisme. Il me semble que le sort de ces êtres humains reste plus important que le désir égoïste de quelques hipsters d’avoir un substitut au lait animal par tous les moyens et pour des prix défiant toute concurrence. La question des laits végétaux est d’autant plus épineuse que plusieurs de ces produits sont la propriété de grands groupes agro-alimentaires qui non contents de réduire plusieurs peuplades à un semi-esclavagisme s’accaparent les ressources en eau potable.

Le lait de vache vendu par un paysan local qui prend soin de ses bêtes a un impact écologique considérablement moindre que le grand propriétaire de champs de soja ou l’exportateur de jus de riz et de lait de coco. Notons d’ailleurs que la culture du soja est souvent à l’usage de nourrir les troupeaux, l’exploitation du substitut miracle trouvant donc sa source dans l’industrie que combattent les antispécistes !

Si les antispécistes et les Véganes sont à ce point malhonnêtes sur le plan intellectuel malgré des motivations louables, c’est que la manipulation émotionnelle est hélas un biais très efficace dans la quête de sensibilisation des masses. Le déséquilibre trophique pour le quidam reste une notion trop abstraite pour qu’il cesse de bouffer 10 kilos de barbaque à chaque barbecue estival.

Tandis que lui dire, comme le fit l’acteur Joaquin Phoenix dans un discours opportuniste lors d’une remise de prix, que la vache ressent de la peine quand on lui arrache son petit veau pour le tuer et le manger, ça peut faire son petit effet, lâcher une larme et même dans certains cas induire une sorte de rejet pavlovien à la vue de toute chair animale.

Ce discours ne pouvait voir le jour que dans la culture occidentale, avec une forte influence des principes moralistes anglo-saxons. Si les régimes végétariens voire végétaliens se retrouvent dans d’autres cultures, notamment en Inde, ils ont rarement atteint le degré de hargne et d’idiotie dont font actuellement preuve les antispécistes de tout poil. Aucune civilisation n’a prospéré en niant les habitudes omnivores de notre espèce. Aucune peuplade nomade ou indigène, qui pourtant dans l’idée galvaudée du « bon sauvage » devrait avoir la sympathie des partisans de la décroissance, n’a été pleinement végane.

Ne consommer aucun produit d’origine animale ne fait pas non plus de vous une meilleure personne par voie de conséquence. Pour autant de végétariens et véganes vertueux, il y a autant de contre-exemples, à commencer par Hitler, grand défenseur de la cause animale. Il est d’ailleurs intéressant de constater que de nombreuses sectes apocalyptiques, fondées par des leaders autant charismatiques que psychopathes, ont souvent prêché le véganisme.

De là à voir une corrélation entre véganisme et pulsion autodestructrice, il y a un pas que je ne franchirai pas, par prudence et modération. Il est certain en tous cas que l’argument moral avancé par les défenseurs de telles privations est propice à flatter la vertu et donc d’endoctriner de nouveaux disciples.

La satisfaction morale ne nourrit pas son homme et la plupart des personnes suivant un régime végane drastique doivent pallier à des carences par le truchement d’aliments de synthèse ! Un énième déni de nature qui non content de montrer les difficultés de s’astreindre à un tel régime permet à des laboratoires tenus par de grands groupes pharmaceutiques de se dorer la pilule sur le dos de ceux dont l’idéologie les persuade de rendre le monde meilleur. L’activité de ces dits laboratoires n’est pas non plus un exemple de bonne tenue écologique.

La moralité étant toujours illogique, posons aux antispécistes le problème suivant. La majorité des espèces animales exploitées à échelle industrielle ne sont pas à proprement parler « naturelles ». Elles ne sont pas le fruit d’une sélection darwinienne mais de croisements supervisés par l’homme. Ces espèces n’ont pas été arrachées à leur écosystème, elles nous ont accompagné depuis des siècles, voire des milliers d’années, et nous les avons progressivement incorporées à notre propre écosystème manufacturé. Ces vaches, cochons, chèvres et autres gallinacés sont l’extension de notre volonté, pour ne pas dire de nous-mêmes. Certaines sont à ce point dépendantes de notre supervision qu’elles n’existent plus à l’état sauvage, comme c’est le cas du vers à soie.

Si nous devions cesser du jour au lendemain toute exploitation animale, que va-t-il advenir de ces populations animales « dégénérées » qui n’ont pas leur place dans la vie sauvage ? les mettre en liberté causerait une catastrophe écologique d’envergure. L’importation d’espèces sur les îles du Pacifique est un bon exemple des ravages que ces animaux pourraient causer. Non content de perturber la faune sauvage, ce serait signer l’arrêt de mort de la majorité de ces bêtes domestiques, trop vulnérables pour tenir longtemps sans notre protection. Ne serait-ce pas là une forme de cruauté ?

Les garder dans leurs enclos en continuant de s’occuper d’elles sans les tuer serait contre-productif puisque les émissions de CO2 produites autant par les animaux eux-mêmes que par les structures qui les font vivre (y compris les champs de monocultures pleines de pesticides) ne diminueraient pas. D’autant que cette option pose la question du droit à la reproduction. Si l’on voulait diminuer l’impact écologique de ces êtres vivants, il faudrait instaurer une stérilisation de masse. Ne serait-ce pas une atteinte au droit de vie de ces animaux ?

Cela nous amène logiquement à la troisième option : tuer absolument tous les animaux destinés à la consommation. Un geste qui pour certains antispécistes et autres activistes pourrait être cruel et donc contraire à leur combat. Et quand bien même ces champions de l’empathie accepteraient ce sacrifice comme étant nécessaire, comment disposer au mieux des milliards de carcasses résultant de cette hécatombe sinon les manger ou les donner en pâture aux prédateurs sauvages ?

En conclusion, l’antispécisme en tant que thèse ne tient sur aucune base intellectuellement solide, confond l’éthique et la morale, et comme presque tous les mouvements extrêmes se trompe de cible.

Le problème principal de l’exploitation du vivant est une question de proportions et de pragmatisme. Nous produisons et consommons trop, d’absolument tout, que ce soit des végétaux, des animaux ou des mycètes. Cette surconsommation induit une chaîne de conséquences favorisant un cercle vicieux où nous épuisons nos ressources tout en empoisonnant notre écosystème. En d’autres termes, le problème n’est pas de tuer des animaux mais de causer la disparition de l’espèce humaine en laissant notre planète exsangue.

Lorsque notre terre ne sera plus qu’un amas de braises, de sable et d’orages perpétuels, que le dernier criquet aura cessé de chanter, que le dernier coq se sera tu et que la dernière vache aura perdu son dernier veau mort de faim, la question de savoir s’il est bien moral de tuer pour survivre ne pourra plus se poser. La réponse s’imposera à nous, comme toute autre nécessité. Une réponse qui impliquera de dévorer son prochain comme le dernier Saturne venu. Et ce n’est pas Joaquin Phoenix prostré dans sa tour d’ivoire qui pourra me contredire.

  • Guillaume Babey

Une Peau qui Crie

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie avec quelques ajouts.


Le racisme est un sujet difficile à aborder au cinéma. Comment faire d’un repoussoir un objet d’attrait ? Soleil Ô, réalisé par Med Hondo en 1967, choisit une approche frontale, sans concession aucune. Car toute concession serait une trahison.

Le film commence par un prologue composé de tableaux allégoriques retraçant les débuts du colonialisme et de la traite des noirs. Si ces scènes portent à rire par leur style volontairement grotesque, ce n’est que pour mieux accentuer les sévices qui seront infligées aux peuples d’Afrique. Les Noirs doivent abandonner leurs langues, leurs coutumes, leurs noms d’origine.

On les dépouille de tout afin de mieux leur imposer les bases de la culture occidentale, représentées par la religion chrétienne, les états-majors et l’éducation. Le film enchaîne sur une structure plus classique et réaliste en suivant le parcours d’un Africain « blanchi », fraichement arrivé à Paris, persuadé d’être accueilli comme le bon Français qu’on lui a appris à être.

Son désenchantement sera total. Rejeté, stigmatisé, déshumanisé, notre héros qui pourrait bien être le double du réalisateur révèle pas à pas toute notre hypocrisie et notre haine crasse. Du petit bourgeois traditionaliste au politicien technocrate en passant par des demoiselles en quête de fantasmes exotiques, les blancs ne sont pas épargnés.

Et pourquoi devraient-ils l’être ? Ce que Soleil Ô démontre, c’est à quel point le racisme est systémique, conséquence directe d’un modèle économique permettant de traiter des êtres humains comme une marchandise pour mieux les rejeter lorsque ils cherchent du travail chez leurs envahisseurs. Notre immigré et ses compatriotes habitent dans des taudis, ne trouvent que des métiers ingrats et finissent par se haïr eux-mêmes, faute de pouvoir exprimer leur identité.

Hondo est libre autant dans son discours que dans sa mise-en-scène, alliant style documentaire et expérimentations. Certaines scènes sont insoutenables et c’est le but. Le réalisateur ne veut pas nous attendrir ou nous apitoyer. Il dénonce, il accuse, et ça fait mal. Cette violence n’est après tout que le miroir tendu à une France complice et irresponsable. Bien qu’accueilli avec les honneurs lors de sa projection au festival de Cannes de 1970, le film sera bientôt interdit dans plusieurs pays. Après tout, Hondo avait commis le plus grand pêché que puisse faire un cinéaste ; dire la vérité.

Med Hondo obtiendra davantage de reconnaissance de la part de l’industrie et des spectateurs derrière le micro, devenant la voix française de plusieurs acteurs afro-américains tels que Morgan Freeman et surtout Eddie Murphy. Hondo nous a quitté le 2 mars 2019, sa carrière de réalisateur restant relativement peu connue du grand public. Il faudra attendre 2023 pour que soit édité un coffret Blu-Ray comprenant trois de ses films. Parmi eux, Soleil Ô, signe tardif mais appréciable de réhabilitation.

Quelle joie ce serait de pouvoir dire que le film n’est plus d’actualité. Hélas il n’est pas besoin d’ouvrir le journal ou de regarder votre fil d’actualité Facebook pour s’en convaincre.
Soleil Ô nous le montre bien, le racisme est partout, dans la rue comme au sénat, et c’est avec un « À Suivre » des plus implacables que le film se conclut. Que faire alors si ce n’est crier ?

  • Guillaume Babey

Copropolis

L’apocalypse étant dans le vent, j’imagine un monde où, lorsque l’eau sera vraiment devenue une denrée rare, les toilettes à chasse d’eau seront interdites. Bien sûr les gouvernements tenteront de temporiser en remplaçant d’abord l’eau potable des toilettes actuelles par de l’eau de récupération. Mais on sait bien que les demi-mesures ne conviennent qu’au demi-portions !

Bientôt ce sera toilettes sèches pour tout le monde, ce qui implique la fin de l’individualisme sanitaire, car il est plus efficace et économique de pourvoir une seule toilette sèche pour tout un appartement. Nous serons revenus à la bonne époque des waters séparées, dans l’encoignure de la cage d’escaliers.

Peut-être sera-ce le grand retour des toilettes publiques ! Les toilettes sèches seront réparties dans des zones stratégiques avec des horaires précis afin de ne pas causer de bouchons ou de débordements. Nous reviendrons à la nomenclature médiévale lorsque certaines rues s’appelaient « rue merde ». Au moins on saura où aller après la pause de midi et au retour d’un souper tardif. Les incontinents, éternels lésés, seront enfin soulagés et la patrie leur sera reconnaissante.

Le fumier humain ainsi obtenu pourra remplacer celui des bêtes, et servir également de carburant bio. Une triple solution à la crise énergétique ! De nouveaux emplois seront créés, le métier d’éboueur deviendra une position prestigieuse, le premier maillon d’une chaîne dont le produit final servira à alimenter nos machines, véhicules, éclairages publics et privés. Le secteur merde sera à la base de toute notre économie. Obsolète la Silicon Valley ! Place à la Crap Creek !

Bien sûr une telle manne attirera les capitalistes à la petite semaine, ceux qui sous couvert de prodiguer des services de qualité premium feront leur beurre sur les selles des autres, avec une exploitation de chieurs à la chaîne, gavés de diurétiques et de laxatifs pour tenir une cadence inhumaine. Un nouveau « colon-nialisme » à combattre. L’homme reste un bousier pour l’homme.

Les humains sont des créatures d’habitudes et certaines habitudes sont indécrottables. On aura des irréductibles, des bricoleurs qui tenteront de recréer les chasses d’eau pour leur confort personnel, détournant ainsi une ressource vitale et rare. Ils seront hors-la-loi, on fera la chasse aux chasses d’eau. Pas au karcher cependant, ce serait montrer le mauvais exemple.

D’autres refuseront le geste socialiste de mêler leur déjections à celles des autres dans le grand égalisateur de la toilette sèche où tous les étrons se valent. Ces individualistes du posage de pèche préféreront se retirer dans un lieu secret, loin de la grande miction urbaine.

Ils tenteront de démouler leur cake dans la sérénité d’un coin de nature tel un sous-bois ou les abords d’une rivière, nostalgiques qu’ils sont des petites éclaboussures flattant leur rectum après chaque impact. Une piètre consolation pour les fétichistes de la toilette japonaise.

Hélas, l’homme reste un singe et donc imite. Les solitaires du soulagement intestinal auront ainsi tôt fait de tous se rendre en forêt. Trouver son propre coin de tranquillité fécale deviendra une nouvelle corvée, une source supplémentaire de conflit. Verra-t-on éclater des rixes ? Des empêcheurs de déféquer en rond ? Y aura-t-il des compétitions ? A celui qui pose la plus grosse brique, la plus ferme, la plus musquée ?

Les forêts du futur, à défaut d’autoriser la chasse sportive, seront-elles le théâtre de joutes à merde ? L’olympique caqueuse !! Ces jeux scatophiles ne seront-ils pas interdits par la municipalité ? Tant d’étrons dans la nature c’est d’autant moins dans la toilette sèche commune, pourvoyeuse de carburant, la base de notre belle société ! Une nouvelle crise énergétique à juguler !

Une chose est sûre, cette nouvelle culture de l’étron qui s’annonce fera le bonheur des scarabées bousiers, des mouches coprophages, de nos amis canidés – grands taste-merdes devant l’éternel – et surtout des bactéries sans qui la vie sur terre serait bien triste. Ainsi l’homme, gaspillant son énergie dans des actions d’éclats comme les réserves naturelles ou le plasticage des bétonneuses, sauvera-t-il l’écosystème par un geste tout simple et qui ne coûte rien. Il suffira de pousser un peu.

– Guillaume Babey (17.05.23)

Morve

Il est certain jour de grippe où l’absence de mouchoir nous est plus insupportable que la perte d’un porte-monnaie. On se sent alors profondément vulnérable. On se prendrait à singer Richard III et adresser à la cantonade un déchirant « mon royaume pour un mouchoir » !

Qui peut se douter en nos temps d’extrême confort de la subtile torture d’un nez bouché et qui pourtant continue de sécréter, intarissable en apparence, cette morve dans laquelle on a l’impression de se noyer ? Seule solution, avaler, déglutir douloureusement. Bientôt notre gorge, notre bouche, tout semble baigner dans cette amère mixture.

Jamais elle ne descend suffisamment bas pour qu’on puisse en faire abstraction. Tout notre être nous implore à expectorer, à libérer ce lest abject et gluant. Mais sans le secours d’un réceptacle de papier ou de tissu, c’est peine perdue. La bienséance, les conventions nous contraignent à tout contenir.

La morve se change ainsi en honte personnelle. Combien sommes-nous d’hommes se noyant dans les miasmes de nos forfaits, incapables de les extirper de nous-mêmes sans filet de sécurité ? Est-ce ainsi qu’un criminel vit le remords qui l’étreint ? Comme un glaire immonde qu’aucun mouchoir ne semble pouvoir accueillir ?

Alors on renifle, avec énergie et en serrant les dents, jusqu’à ce qu’on atteigne enfin une pharmacie ou qu’une âme charitable nous tende le précieux papier plié en quatre. Dans les cas d’urgence, la serviette d’un café, le carré d’un papier toilette rêche se révéleront de suffisants substituts. Et on se mouche alors avec l’énergie d’un presque-noyé, et l’on respire à gros poumons, pour guérir d’une apnée d’autant plus infernale qu’elle n’était que partielle. Parfois le corps impose une solution alternative.

À force de reniflements et déglutitions, le flot nasal devenu glaire invite à cracher, terminant ainsi le supplice. Il y a évidemment une certaine jouissance dans le crachat, comme pour toute autre éjection naturelle, teintée selon les circonstances d’une satisfaction insurrectionnelle.

On crache par défit, affirmant notre existence à ce monde qui lui ne s’embarrasse jamais de nous vomir chaque jour toutes les horreurs possibles. Cracher c’est prendre une revanche mais aussi commettre un affront, autant à la sensibilité d’autrui qu’aux conventions. Si l’on attache un tant soit peu d’importance à ces choses, le crachat précède de près l’opprobre. Et la torture continue.

On se surprend à admirer notre capacité de sécrétion, avec une pointe d’incrédulité. Comment mon corps est-il capable de produire autant lors de ses moments de vulnérabilité immunitaire ? Pourquoi ne peut-il pas former des muscles ou perdre de la graisse avec le même zèle ?

Une fois guéri, on se souvient à peine de ces instants de détresse bucco-nasale, et chaque nouvelle grippe sera une redécouverte, une nouvelle brasse coulée dans un torrent intérieur. À croire que nos miasmes comme nos remords, ne disparaîtront qu’avec notre propre fin. Et dans l’immobilité de la tombe, notre dépouille après une ultime décomposition, cessera enfin d’expectorer.

  • Guillaume Babey (22.12.22)

La Ballade d’Eve et Lucy

AVERTISSEMENT : Cet essai se concentre sur les mythes autour des notions de genre et de féminin/masculin. Il ne s’agit en aucun cas d’une critique du féminisme auquel l’auteur de ces lignes se souscrit. Merci et bonne lecture.

C’est officiel, l’Éternel Féminin est mort. Réjouissez-vous, chasseurs de mythes et autres iconoclastes, la femme au singulier n’existe plus. Les luttes féministes ont réussi à nous rappeler que les femmes sont des hommes comme les autres, pour reprendre une formule du regretté Wolinski. Déboulonnée la statue de la mère, lavé le blason de la putain, les femmes sont des individus comme les autres, bigarrés et multiples, aussi faillibles et désorientés que leurs congénères masculins en notre époque de crise généralisée, où les pêchés de la surconsommation nous reviennent à la figure sous forme de réchauffement climatique.

Mais où vais-je avec cette complainte vaguement sexiste me direz-vous ? Nulle part si ce n’est pour introduire la notion du mythe féminin. Le genre étant une construction sociale, dont les ramifications avec le réel dépendent de l’état des cultures humaines, il est normal qu’il s’accompagne de légendes et autres paraboles pour soutenir et articuler ses spécificités. N’ayant pas les compétences d’un anthropologue, je me concentrerai sur notre propre substrat culturel, et celui adopté par les pays dits développés.

Différents mythes occidentaux transmettent l’idée que les deux sexes identifiés sont la résultante d’une séparation, parfois douloureuse, qui serait à l’origine du désir hétérosexuel de se confondre à nouveau, féminin et masculin entremêlés. On peut citer la figure grecque de l’Androgyne ou même la tradition judéo-chrétienne où Eve fut créée à partir d’une côte d’Adam. Si ce passage de la Genèse crée déjà un rapport de force entre hommes et femmes, il peut aussi être vu comme la preuve que le genre masculin possède en lui le féminin. On a attribué au Christ de nombreuses qualités considérées comme féminines à l’époque médiévale.

Les avancées de la science permirent un début de rationalisation du statut des sexes sans pour autant détruire les mythes fondateurs de nos sociétés patriarcales. La théorie de l’évolution par sélection naturelle, malgré sa véracité mainte fois démontrée depuis, n’a pas pu éviter la récupération idéologique, notamment celle du darwinisme social, justifiant la continuation du colonialisme et l’avènement du capitalisme. Il n’en demeurait pas moins que l’homme n’était plus la Création de Dieu mais le produit d’un long processus d’adaptation.

Ainsi, la parenté de l’homme avec le singe inspira la figure du singe masculin représentant la primalité de la pulsion phallique s’ingéniant à enlever des femmes tout autant sexualisées mais bien humaines. De Ingagi à King Kong, la belle restait la belle et l’homme restait la bête. L’occidental acceptait que le mâle soit singe mais pas la femme, encore figure idéalisée et donc mise hors du réel. Il est intéressant de constater que l’animalité masculine du 20ième siècle produit une inversion des valeurs par rapport au monde prémoderne, puisqu’au Moyen-Âge, c’était la femme qu’on associait plus volontiers aux animaux et qu’on dotait d’une sexualité débridée. Notre vision de l’homme comme plus porté sur la chose que les femmes est donc tout aussi arbitraire que le contraire.

Il fallut attendre 1974 pour que la figure féminine contribue à la vision scientiste lorsque furent découverts les restes assez complets d’une femelle australopithèque. La chanson Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles passait alors à la radio sous la tente des paléontologues, parmi eux le regretté Yves Copens. Le spécimen fut ainsi baptisé Lucy et devint une sorte d’égérie scientifique, peut-être la première du genre. Incidemment, Lucy est issue du latin Lucia qui signifie lumière. Autant dire que la petite Australopithèque fut pour beaucoup une révélation, un phare dans l’obscurité nous guidant vers nos origines.
Une nouvelle Marianne, porte-étendard de la révolution préhistorique.

A cet instant, les femmes n’étaient plus filles d’Eve mais nous étions tous enfants de Lucy. Les mythes millénaires ayant la vie dure, nous transposâmes sur Lucy tous nos atavismes judéo-chrétiens. Elle était non seulement notre nouvelle Eve, moins stigmatisée car « innocente », mais notre sainte Vierge aussi. Nous la voyions comme une icône et non comme un individu, autant qu’on puisse considérer un fossile vieux de 3 millions d’années sous ce jour. Même le comique Raymond Devos, pourtant homme de foi, mit en scène « la petite Lucy » comme symbole de l’aube de l’humanité au cours de son sketch La Survie d’un Squelette. L’héroïne de la série animée Cyberpunk Edgerunners s’appelle également Lucy et semble à certains aspects représenter le futur de l’humanité.

Eve n’avait pas dit son dernier mot cependant. Si nous passons outre tous les personnages de fiction portant son nom, la science a aussi récupéré la première femme de la Création à son compte, dans le domaine cette fois de la génétique. Si vous vous souvenez de vos cours de biologie au secondaire, vous vous rappelez que les mitochondries, où se situe la fabrication de l’énergie au sein de nos cellules, ne sont transmissibles que par l’ADN maternel. Cela implique que devait exister une femme, la plus récente à avoir engendré toutes les lignées humaines dans une succession ininterrompue. On nomma cette hypothétique femme « Mitochondrial Eve ».

Ce terme porte avec lui son lot de mécompréhensions et donc de mythes. La théorie n’affirme pas que nous descendions tous d’une même et unique femme, la population humaine n’ayant jamais aussi drastiquement baissé. De plus, il est tout-à-fait possible que d’autres femmes du temps d’Eve aient des descendants aujourd’hui. De plus, l’Eve mitochondriale n’est pas forcément un seul individu. Une lignée mère-fille a pu disparaître, déplaçant le « rôle » d’Eve dans une autre lignée lui ayant survécu. Enfin, l’Eve mitochondriale ne remplit pas le rôle du plus proche ancêtre commun. Il existe un pendant masculin, le « Y-chromosomal Adam », qu’il faut traiter avec la même prudence méthodologique.

Le processus scientifique ne s’arrêtant jamais, l’importance de Lucy dans l’évolution de notre lignée fut relativisée. Tout comme Archaeopteryx n’est pas l’ancêtre de tous les oiseaux, Australopithecus afarensis n’est qu’une des multiples branches cousines de l’humanité. Cette réévaluation s’inscrit dans une vision moins linéaire de l’évolution humaine. Comme pour toute autre espèce vivant sur terre, nous ne sommes qu’une branche d’un arbre touffu où poussèrent également Neandertal, Homo florensiensis, l’homme de Java, Homo erectus, Homo heidelbergensis, etc.

Malgré les récentes découvertes démontrant que nous nous sommes hybridés avec d’autres membres du genre Homo, et que les Occidentaux ont notamment 2% de leur code génétique hérité de Neandertal, il n’en demeure pas moins que nous sommes le seul homininé encore debout. Tous nos cousins ont disparu, possiblement par notre action, plus probablement par une incapacité à s’adapter aux changements drastiques de leur environnement.

Peut-être que c’est de cette solitude phylogénétique que découle notre obsession à nous subdiviser, à créer des catégories artificielles, afin tout à la fois de se sentir moins seuls et de se conforter dans nos limites tribales. Ainsi tous les mythes féminins, masculins, androgynes, et les débats actuels sur le genre découleraient de la même source, à savoir notre indissoluble et insupportable unicité.

Il est rassurant pour certains de croire que les femmes seront toujours des femmes, que les hommes seront toujours des hommes, et que toutes preuves de l’artificialité d’une vision aussi binaire ne sont que des anomalies, des âmes en détresse vivant dans le déni. Mais pourquoi s’accrocher encore aux branches de l’arbre de la Connaissance, celui qui nous expulsa du jardin d’Éden ? Car le bannissement du premier couple n’a pas commencé au moment où le Dieu vengeur et jaloux du Premier Testament leur montra la sortie de son doigt impérieux.

Non, Adam et Eve au temps de la Préhistoire étaient déjà coupés du reste du monde au moment où ils acquirent la conscience d’eux-mêmes, de leur nudité, autrement dit du fait qu’ils sont humains et que rien d’autre autour d’eux ne l’est. C’est notre conscience qui nous empêcha de nous reconnecter au monde vivant, dans ce grand brassage trophique où tous les atomes sont reliés et se répondent.

Saurons-nous, au moment de faire face à notre propre extinction, nous unir à nouveau, libérés des mythes, de la peur, de nos égos ? Faut-il que nous soyons au bord du précipice pour qu’enfin advienne la reconstitution de l’humanité en un corps, ni féminin ni masculin ni même androgyne ? Ou serons-nous encore à nous terrer dans nos cadres étroits, à nous nourrir d’illusions quand se couchera le soleil pour la dernière fois ? Et qui, d’Eve ou de Lucy, dans ce désert irradié, marchera seule vers l’horizon ?

  • Guillaume Babey

Welles et le Mystère du Cinéma

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie.

Il arrive un moment dans la vie de chacun de vouloir relever des défis. Certains gravissent l’Everest, d’autres veulent conquérir l’espace, et d’autres encore veulent révolutionner le cinéma, comme Orson Welles le fit en 1941, avec Citizen Kane. Quel est donc le secret derrière l’aura de ce film, considéré par beaucoup comme le plus grand chef-d’œuvre du septième art ?

Charles Foster Kane est mort. Le magnat de la presse, grand influenceur politique au centre de nombreux scandales, quitte ce monde en prononçant ce mot énigmatique « Bouton de Rose ». Bien décidé à percer le mystère derrière ces dernières paroles, un journaliste interroge plusieurs personnes ayant côtoyé le millionnaire, qui donneront chacune une vision différente de l’homme de pouvoir.

Tout a été dit sur ce film, et plus encore sur son réalisateur, producteur et co-auteur Orson Welles. Âgé de seulement 25 ans, ce génie du théâtre et de la radio se voit offrir carte blanche par les studios de la RKO pour concevoir son premier film, souvent considéré comme son meilleur. Si cette appréciation peut paraître injuste à l’encontre du reste de la filmographie de Welles, elle n’est pas sans fondement. Le réalisateur ne retrouvera presque jamais une telle liberté d’action et d’expression par la suite, son deuxième film La Splendeur des Amberson finissant charcuté par les studios. Le reste de la carrière de Welles sera marqué par ses désaccords avec les producteurs, encombrés par ce monstre à la carrure aussi imposante que son talent.

On a beaucoup écrit sur l’ambition narrative du film et sur ses prouesses techniques, notamment au sujet de cette fameuse « profondeur de champ ». Si ces louanges sur l’aspect pratique du film sont méritées, elles ne lui rendent par justice. Car si la forme de Citizen Kane est aussi impeccable, c’est parce qu’elle sert un fond d’une richesse insoupçonnée.

Kane c’est un portrait de l’Amérique, grande obsession de Welles. Le film nous montre à quel point l’ascension sociale par la réussite économique est implantée dans le fonctionnement même du pays. Preuve en est, la déchéance de notre anti-héros coïncide avec la Grande Dépression. Le schéma du « Rise & Fall » perfectionné par Welles sera récupéré par tous les grands réalisateurs de biopics américains, cette nation semblant fascinée par les figures individualistes et autodestructrices. Le film est à cet égard troublant d’actualité. Le discours populiste du richissime Kane lors de sa campagne électorale rappelle la rhétorique de Trump tandis que sa mainmise sur une presse à scandale renvoie à Rupert Murdoch.

Mais plus qu’une allégorie sociale, Citizen Kane est un film sur la condition humaine et sur le cinéma lui-même. Chez Welles, ces deux éléments sont indissociables. Si le réalisateur repousse les limites du montage, c’est pour mieux montrer le passage du temps et ses ravages, s’il use si habilement de la profondeur de champ, c’est pour mieux illustrer la distance qui sépare les personnages, des êtres brisés en mal d’affection. Welles ne pose aucun jugement sur son personnage. Les multiples points de vue permettent de démontrer que la nature d’un individu ne peut être résumée simplement, tout comme un portrait ne peut être fait en deux coups de pinceau. Si l’énigme du « bouton de rose » semble être résolue en fin de film, celle posée par l’homme ne trouve pas de réponse.

Le citoyen Kane est Welles. Mais plus encore il est le cinéma. Tout le monde a son idée sur lui, tout le monde veut lui donner un sens. Chacun cherche à le définir, en vain. Le grand homme meurt sans donner de réponse, tout comme le cinéma se refuse à nous donner toutes les clés. Le cinéma est un mystère. C’est de là qu’il tire sa magie. Chercher une réponse serait illusoire. C’est pourquoi les films suivants du réalisateur seront tous marqués par l’ombre de Citizen Kane, le premier et le dernier sortilège. Welles avait déjà tout dit. Sur lui, sur le monde, et sur le cinéma.

  • Guillaume Babey

Pourquoi les Hommes ? Parce que les Monstres.


En 2017, année charnière dans le roman feuilleton du XXIième siècle, j’écrivais une note de blog, en commémoration à Halloween. Cette note se voulait être un essai sur la pertinence de célébrer cette fête dans une période trouble. Mon texte explorait aussi la pertinence du monstre comme catalyseur sociétal à travers ses deux étymologies possibles. Cinq ans plus tard, cette note me parait bien naïve.

Je ne parle pas de mon amour pour Halloween, ou du fait de passer sous silence son caractère commercial. Je maintiens que Noël, Pâques, et la Saint-Valentin sont éminemment plus méprisables sur le principe du consumérisme globalisé, de par leur prétention à inculquer des valeurs morales et/ou éthiques. De plus, il me paraît tout-à-fait stérile de critiquer une fête pour sa participation au grand gaspillage mondial, dans la mesure où toutes les fêtes sont impliquées.

Une fête est une célébration rituelle. La religion actuelle étant le Grand Capital, les fêtes occidentales sont donc très logiquement assimilées à l’émulation néo-libérale, tout comme les fêtes païennes furent réadaptées et incluses dans le modèle chrétien. Là où se situait ma naïveté, c’était dans mon insistance à voir dans le monstre une forme de réconfort. Pour revenir à la première définition, ce monstre comme celui que l’on « désigne », que l’on pointe figurativement et littéralement du doigt, c’est évidemment le paria social.

Depuis la fin du XXe siècle, le monde occidental et ses partenaires économiques ont vu (ou plutôt engendré) une recrudescence du communautarisme, ce repli idéologique et social où les individus vont restreindre leur cercle de relations et parfois en rejoindre un autre, plus radical, dans lequel ils se sentent acceptés et validés dans leurs prises de positions extrêmes.

Internet, notamment via les réseaux sociaux, a permis la prolifération de cette mentalité de repli, de méfiance, et d’antagonisation des relations avec l’autre. En d’autres termes, Internet encourage la création de monstres. Le monstre c’est l’autre non assimilé, c’est le « contraire » de nous, de nos valeurs.

Ce comportement se trouve dans toutes les confessions religieuses et les familles politiques, où chacun se considère comme une victime, seul contre tous, détenteur d’une vérité absolue qui ne laisse aucunement place au débat. Cette mentalité n’est pas restreinte aux réseaux sociaux mais est entretenue par les médias mainstream, télévision et presse en tête.

Partout, ce sont « eux et nous », « eux contre nous », « eux ou nous ».

Ici le monstre est multiple. Il est à la fois l’ennemi mais aussi le titre que chacun semble se donner, comme figure pathétique. Nous sommes tous des parias, tous des déracinés, des orphelins, des rejetés. Nous nous pointons nous-mêmes du doigt, par culpabilité ou désir de validation.

Cette universalité du caractère monstrueux de chacun amène à des réactions ambivalentes. Certains vont tenter une « conversion », de convaincre l’autre « camp » de son humanité, de par le polissage du langage et l’imitation. D’autres vont au contraire renforcer leur monstruosité, accentuer jusqu’à la parodie les aspects « problématiques » de leur personnalité ou le plus souvent de leurs opinions, deux choses distinctes quoiqu’on se le dise.

Cette réaction régressive se traduit souvent par une sorte d’auto-sabotage. Quand l’humoriste et présentateur télé français Tex disait une blague sexiste éculée à une heure de grande écoute et en pleine période #MeToo, ce n’était rien moins qu’un suicide professionnel. La recrudescence des discours rhétoriques d’extrême droite peut aussi être vue comme une façon d’instrumentaliser la monstruosité perçue.

A l’autre extrême du spectre, ceux qui se présentent comme l’alternative, comme les dominés, les opprimés du système, vont aussi accentuer leur différence par rapport au modèle standard.

Tous sont donc soumis à un choix, deux mécanismes de défense identitaire. Se conformer à ce que les médias perçoivent comme étant la normalité ou pleinement endosser le rôle du monstre, s’attirer les remontrances et les violences de la masse de façon délibérée, se sacrifier sous l’autel de la liberté individuelle ou de celle de la communauté dont on se fait l’ambassadeur.

Que faire contre cela ? Car il me paraît évident de contrer ces comportements, la plupart du temps autodestructeurs et contre-productifs. Peut-être en acceptant une réalité terrible: il n’y a pas de monstre. Par-là, j’entends qu’il n’existe pas de normalité ponctuée seulement de quelques anomalies. La normalité est un diktat, une violence faite à l’indéfinissable totalité de l’univers.

Si le monstre est une construction totale, le « normal » l’est tout autant. Humoriste et rhétoricien américain connu pour tirer à boulets rouges sur les hypocrisies de son pays, George Carlin considérait plusieurs actes jugés aberrants par la majorité comme étant des comportements humains extrêmes, mais pas nécessairement anormaux. Parmi ces actes, on peut citer le meurtre, le suicide, le cannibalisme, la nécrophilie, etc.

Carlin restait néanmoins prudent en arguant que ces comportements étaient essentiellement humains, pas animaux. Cette concession faite à la normalité était peut-être une nécessité de l’art du stand-up. On sait que plusieurs animaux peuvent cannibaliser, tuer leur prochain, se suicider (quoique ce soit rare) et même copuler avec des cadavres.

Nous ne voyons pourtant pas les autres animaux comme des monstres pour ces raisons. Alors pourquoi devrions-nous nous voir nous-mêmes comme des monstres ? Parce que nous sommes conscients de nos actes ? C’est discutable. La prise de conscience pourrait se faire sans jugement moral, à moins que le jugement moral soit un mécanisme de défense mentale chez l’humain pour écarter l’absurdité de sa propre existence.

La création d’une idole répond au même besoin que celle des monstres, à savoir de déterminer une direction morale culturelle. L’idole serait donc le monstre dans son autre origine étymologique, à savoir l’éclair, le phare guidant dans la nuit. Ainsi, lorsque l’idole, souvent un simple être humain faillible, fait un pas de côté plus ou moins conséquent, il sera démonté de son socle par la vindicte populaire, souvent influencée par des intrigues en coulisses.

La chute des idoles est très souvent orchestrée par ceux qui les ont façonnées, l’industrie devant chaque fois montrer patte blanche lorsque la confiance de ses consommateurs/paroissiens est ébranlée. Hollywood est passée maîtresse de ce numéro d’équilibriste. L’idole devient alors monstre, même si la différence est toute relative.

Le monstre est un blocage, un garde-fou. Il n’est pas une menace mais une manière de l’apprivoiser en l’éloignant de nous. Mais c’est futile. Nous sommes le monstre, et donc le monstre n’existe pas. Hélas, notre être émotionnel n’ayant pas évolué depuis le néolithique alors que notre technologie touche au divin, notre besoin de dresser des épouvantails est peut-être impossible à pleinement endiguer. Dans les zones d’ombres, le sommeil de notre raison produit toujours des monstres, souvenirs lointains des âges farouches.

Dans la lumière des flammes allumées par les premiers hommes pour se réchauffer, dansaient les ombres de la forêt inquiétante, et toutes les chimères devenaient possibles, palpables et menaçantes. Ces flammes ont-elles aussi déformé les visages de nos semblables ? Avons-nous commencé à voir dans notre prochain quelque chose d’autre et de dérangeant ? Est-ce à ce moment-là que nous avons pointé du doigt celui qui se trouvait face à nous, partageait notre nourriture, notre couche ?

Pointer du doigt est le geste le plus violent de toute l’Histoire de l’Humanité. Dans ce geste résident toutes les pulsions destructrices en puissance. Pointer du doigt, c’est montrer. Et le mot monstre vient de la même racine. C’est l’acte de montrer qui fait le monstre, qui le distingue et l’isole, et ce faisant le prive de la compassion de ses semblables, l’expose à toutes les humiliations et sévices jusqu’au meurtre. Une violence que le monstre ne pourra que fuir ou rendre.

Car être un monstre c’est paradoxalement adopter un rôle dans la communauté, et donc on s’y conforme. On répond aux attentes. Monstre je suis ? Monstre je serai. Le costume colle à la peau, on s’habitue aux chaînes et bientôt on en vient à oublier qu’on fut un jour un être humain. Le « mal » ainsi désigné, le système peut continuer sans entrave, sans remise en question. Le monstre porte sur ses épaules la charge de maintenir le système en place.

Le monstre n’est pas un révolutionnaire. Seules notre empathie et notre écoute pourront peut-être lui permettre de nous enseigner les choses défendues, celles qui peuvent faire choir le château de cartes.

Accepter que le monstre n’existe pas, c’est reconnaître l’humanité dans tous ses individus, y compris les plus répréhensibles. Seule une humanité unie peut faire face aux défis de notre époque. Le sommeil de la raison produit des monstres. Son réveil les absout. Dans le cas contraire, nous continuerons de créer des parias et des idoles, en oubliant le réel avec toutes ses nuances.

  • Guillaume Babey