Le Vampire: Pas qu’un Sex-Symbol

Quelques jours après le début de la rédaction de cette note, un podcast centré sur le cinéma* s’est penché sur Near Dark, un des premiers films de Kathryn Bigelow, traitant de vampires dans l’Amérique profonde des années 80. L’un des chroniqueurs dont nous tairons le nom a proprement conspué le film, non seulement sur ses qualités cinématographiques jugées discutables mais surtout sur l’absence de discours sur la place du vampire dans le paysage socio-sexuel de son époque, une donnée essentielle de toute œuvre traitant de vampire selon l’interlocuteur.

Mon but ne sera pas ici de défendre le film, que pourtant j’aime, ni de considérer que l’opinion du chroniqueur est invalide. Il sera ici question de ce que je trouve comme un vrai problème, à savoir l’affirmation selon laquelle la figure du vampire ne peut être traitée qu’à travers le prisme de la sexualité. Je trouve cette position non seulement étroite mais intellectuellement malhonnête, surtout venant d’une personne affirmant avoir tout vu sur ce qu’il y a à voir sur les vampires.

Il est vrai que dans l’inconscient collectif (si il existe seulement), le vampire est sexy. Le vampire est un sex-symbol, que ce soit comme convoitise de liberté sexuelle (The Hunger de Tony Scott) ou au contraire comme le prédateur déflorant des vierges innocentes (Fright Night de Tom Holland). Cette dimension sexuelle n’est pas une simple greffe du cinéma hollywoodien, toujours prompt à triturer ses propres insécurités dans un pays profondément puritain et hypocrite. Les légendes européennes faisaient du vampire le seul revenant à pouvoir se reproduire, même si l’enfant né de cette union contre-nature venait au monde sans os.

Le roman de Bram Stoker, Dracula (1897), possède plusieurs aspects sexuels, comme les trois épouses du comte, la façon dont le vampire semble séduire ses victimes, et bien sûr le contact physique potentiellement sensuel de la morsure. L’œuvre de l’Irlandais est souvent interprétée comme une allégorie d’émancipation sexuelle dans une Angleterre corsetée. Les propres expériences affectives
de Stoker semblent corroborer cette interprétation.

Avant Stoker, il y a bien sûr Carmilla (1872), une nouvelle de Sheridan Le Fanu, mettant en scène une femme vampire lesbienne. Notons cependant que Le Vampire (1819) de John William Polidori, ami et médecin de Lord Byron, interprétait déjà le vampire comme l’avatar du gentleman sociopathe et abusif, usant de son charme non dans un but de satisfaction sexuelle mais purement par envie de contrôle.

Il faudra attendre le septième art pour voir le sous-texte sexuel souligné, au point d’en faire un thème principal des film de vampires. Dracula (1931) par Todd Browning, aujourd’hui encore mal-aimé par certains jeunes loups de la critique, introduit Bela Lugosi. Le tragique acteur hongrois était, on a tendance à l’oublier, un sex-symbole authentique, séduisant de nombreuses femmes, d’abord sur les planches de Broadway puis dans les salles obscures. Son passé de comédien dramatique en Hongrie et en Allemagne, où il jouait les premiers rôles romantiques, ajoute à son aura, qui aujourd’hui nous semble bien lointaine, tant les années furent cruelles envers Bela, autant pour son physique que pour sa carrière. Le film de Browning étant l’un des premiers films d’horreur parlants, sa promotion donna du fil à retordre au studio de la Universal. C’est pourquoi le Dracula de 1931 fut un temps vendu comme une sorte de romance surnaturelle. Le mal était fait.

La compagnie britannique Hammer sort Horror of Dracula en 1958. Réalisé par Terence Fisher, le film fera l’effet d’une bombe, rendant plus explicite encore la dimension sexuelle du récit et de son antagoniste principal, incarné par Christopher Lee, en plus d’être particulièrement sanglant pour les standards de l’époque. Lee incarnera le comte dans 6 autres films de la compagnie et pour d’autres studios avant de raccrocher la cape, excédé par le type-casting et la baisse générale de qualité de scripts, Hammer sacrifiant aux gouts du jour leur intégrité artistique avant de disparaître.

Du Dracula de Browning, à celui de la Hammer ou de Coppola, puis d’Entretien avec un Vampire jusqu’à Twillight, la figure du suceur de sang comme symbole des relations entre sexe et société à une période donnée s’est solidifiée au point d’en occulter tout autre traitement d’un monstre pourtant bien plus complexe que le simple miroir freudo-lacanien de nos désirs et névroses.

Même des films ovnis comme Life Force de Tobe Hooper, où les vampires sont des extra-terrestres aspirant l’énergie vitale des humains, garde une dimension sexuelle évidente, le principal antagoniste étant une sculpturale jeune femme (Mathilda May) se baladant nue pendant les trois quarts du film, cherchant à séduire un Steven Railsback complètement dépassé.

Le vampire n’a pas d’origine propre, du fait de son ubiquité. De très nombreuses cultures parlent d’une figure surnaturelle vivant à la frontière du royaume des morts et des vivants, se nourrissant de matière humaine, qu’il s’agisse de fluides (le sang), de chair, ou même de leur essence vitale. Du Liak indonésien, tête volante dont les organes pendent au bout de son cou et se nourrissant du sang de fœtus, au Vertilak slave condamné à tuer tous les êtres qui lui sont chers, en passant par le Skinwalker amérindien capable de s’emparer de la peau de ses victimes ou son voisin le Wendigo affamé, le vampire est partout.

Ma définition du vampire peut paraître large. C’est parce qu’elle l’est. Le vampire est un archétype, non un personnage précis ou même une « espèce ». C’est l’expression d’une peur très particulière et pourtant universelle, celle d’être assimilé par un autre sans consentement. C’est la perte de l’intégrité. Cette idée est présente dans le jargon psycho-social actuel, où les mots de « vampire psychique », « vampire émotionnel » ou même de « pervers narcissique » désignent des individus dénués d’empathie cherchant à manipuler des victimes innocentes afin de se nourrir de leur énergie, ou d’en faire des âmes damnées. D’autres folklores associent le vampire à la figure du cauchemar, ce petit être se posant sur notre abdomen durant le sommeil paradoxal, produisant une pression et un sentiment d’oppression. Cette figure a été plus tard expliquée comme une expression des différentes paralysies du sommeil, qui causent chez certaines personnes des hallucinations visuelles.

Nous sommes bien loin du sex-symbole, n’est-ce pas ? L’autre aspect du vampire, son étrangeté et ancienneté, ouvrent la porte à une foultitude de thématiques intéressantes, telle que l’immortalité, comme fardeau ou convoitise, la vie après la mort, la dépendance à une substance pour survivre ou encore la xénophobie, le roman de Bram Stoker étant souvent rangé dans la catégorie des récits d’invasion. Ajoutons à cela la maladie, que les deux versions de Nosferatu, celles de Murnau et l’autre de Herzog, exemplifient à merveille, faisant du comte Orlok/Dracula l’avatar de la peste. Bien sûr la transmission de maladie a été traité sous l’angle de la sexualité, avec la pandémie de SIDA comme toile de fond, mais si toute maladie vampirique doit forcément être une métaphore pour une IST, nous manquons clairement de créativité.

Ce qui nous amène à la raison première de l’hypersexualisation du vampire dans le cinéma du XXème et XXIème siècle, à savoir la mauvaise conscience d’une société en constant conflit avec la sexualité, l’un des aspects les plus élémentaires de toute espèce procréatrice. Qu’il s’agisse des IST, des orientations sexuelles et de leur stigmatisation, de l’éveil hormonal ou du droit de jouir d’une sexualité libérée de toute contrainte conjugale, le vampire est moins le symbole que le vecteur, le porte-chapeau (pour ne pas dire le bouc-émissaire) de tous les questionnements sur le sexe des sociétés occidentales en générale, et des États-Unis en particulier, dans une période historique ayant connu des mouvements politiques et culturels où la sexualité était au centre de nombreux manifestes, progressistes ou réactionnaires.

Cette association est moins due à une essentialité du vampire, comme j’ai pris le temps de vous l’expliquer, mais plutôt à la tendance d’Hollywood de recycler des tropes et des poncifs. Lugosi et Browning ont ouvert la voie, la Hammer l’a enfoncée avec ses scènes de nudité ponctuant les moments horrifiques, et les années 90 et 2000 ont tout bonnement abattu les murs. C’est donc l’appropriation culturelle d’une figure millénaire et protéiforme par une industrie et un médium plutôt que la transmission d’une vérité élémentaire, qui a doté le vampire de cette étiquette. Ajoutons à cela que le sexe ayant toujours été un argument de vente dans nos sociétés occidentales, son utilisation dans les films de vampire a aussi une origine purement pécuniaire.

Pourtant le vampire peut être traité sous des angles différents. Only Lovers Left Alive de Jim Jarmush parle moins de sexe que d’ennui existentiel et de comment maintenir l’amour sur le long terme, Blade est une adaptation stylisée de comic-book où les vampires sont certes peu subtils mais représentent une menace intéressante, la mini-série Salem’s Lot de Tobe Hooper présente le vampire et ses victimes comme des inspirateurs d’une peur absolue, sans une seule once d’ambiguïté sexuelle. La mini-série par Steven Moffat et Marc Gatiss prend le mythe de Dracula à bras-le-corps, combinant plusieurs versions du personnage, ne faisant de la dimension sexuelle qu’une facette parmi de nombreuses autres. Le film Renfield utilise le fameux conte aux dents longues, incarné par Nicolas Cage, comme une métaphore du pervers narcissique, emprisonnant son acolyte dans une relation toxique. La série What we do in the Shadows, adaptée du film de Taika Waititi et Jemaine Clement, aborde les vampires de façon comique et tridimensionnelle, introduisant même le concept de « vampire psychique » dans la pop-culture.

Nous pouvons même considérer le loup-garou post-Lon Chaney Jr et les zombies de Romero comme des extensions du vampire, leur méthode de transmission étant directement inspirée de celle du suceur de sang, à savoir la morsure. Si l’on considère que l’assimilation de l’autre, le privant de son intégrité, est une caractéristique du vampire, nous pourrions pousser la définition au point d’inclure The Thing de Carpenter et même le Xénomorphe de la franchise Alien comme étant des vampires. Ces deux derniers avatars renforcent ma conviction que si le vampire détruit l’intégrité des autres, c’est parce que lui-même, comme un addicte ou un virus, est dépendant d’une source extérieure pour survivre.

Si j’ai pris le temps et la peine de démonter cet argument d’un unique chroniqueur cinéma qui n’a rien demandé à personne, c’est parce que, faisant partie d’un podcast relativement populaire, il me paraissait important de donner un contrepoint à une affirmation qui me paraissait partisane et sentencieuse. Les figures mythologiques ne sont pas figées, et n’ont pas à être enchaînées par une succession de tropes et de clichés justifiant une vision tronquée, les privant de leur potentiel.

Le vampire incarne la peur d’une mort qui ne serait pas la fin. Il est une sorte de christ inversé, prenant notre sang au lieu de verser le sien, et nous menant à une immortalité de souffrance plutôt que de paix. Il est la faim inextinguible que seuls le meurtre et la domination des autres peuvent étancher. Il est cet être tout-puissant masqué par des oripeaux de la classe dirigeante, capable d’assouvir ses pires pulsions sans répercussions ou au contraire le malade, addicte invétéré, décharné et ostracisé. Le vampire c’est Jeffrey Epstein, c’est Peter Kürten, Richard Chase ou le pervers narcissique qui prétend être votre ami pour mieux vous utiliser. Ce n’est pas que Brad Pitt, Antonio Banderas, Robert Pattinson, Lugosi ou même Tom Hiddleston.

J’invite les créateurs de tous horizons à se pencher sur les aspects non-sexuels du vampire, afin de donner des œuvres originales et paradoxalement infiniment plus subversives.

*Le podcast en question, Pardon Cinéma, a depuis cessé d’être, suite aux allégations d’harcèlement sexuel faites à l’encontre de son animateur principal.

  • Guillaume Babey