Pourquoi les Hommes ? Parce que les Monstres.


En 2017, année charnière dans le roman feuilleton du XXIième siècle, j’écrivais une note de blog, en commémoration à Halloween. Cette note se voulait être un essai sur la pertinence de célébrer cette fête dans une période trouble. Mon texte explorait aussi la pertinence du monstre comme catalyseur sociétal à travers ses deux étymologies possibles. Cinq ans plus tard, cette note me parait bien naïve.

Je ne parle pas de mon amour pour Halloween, ou du fait de passer sous silence son caractère commercial. Je maintiens que Noël, Pâques, et la Saint-Valentin sont éminemment plus méprisables sur le principe du consumérisme globalisé, de par leur prétention à inculquer des valeurs morales et/ou éthiques. De plus, il me paraît tout-à-fait stérile de critiquer une fête pour sa participation au grand gaspillage mondial, dans la mesure où toutes les fêtes sont impliquées.

Une fête est une célébration rituelle. La religion actuelle étant le Grand Capital, les fêtes occidentales sont donc très logiquement assimilées à l’émulation néo-libérale, tout comme les fêtes païennes furent réadaptées et incluses dans le modèle chrétien. Là où se situait ma naïveté, c’était dans mon insistance à voir dans le monstre une forme de réconfort. Pour revenir à la première définition, ce monstre comme celui que l’on « désigne », que l’on pointe figurativement et littéralement du doigt, c’est évidemment le paria social.

Depuis la fin du XXe siècle, le monde occidental et ses partenaires économiques ont vu (ou plutôt engendré) une recrudescence du communautarisme, ce repli idéologique et social où les individus vont restreindre leur cercle de relations et parfois en rejoindre un autre, plus radical, dans lequel ils se sentent acceptés et validés dans leurs prises de positions extrêmes.

Internet, notamment via les réseaux sociaux, a permis la prolifération de cette mentalité de repli, de méfiance, et d’antagonisation des relations avec l’autre. En d’autres termes, Internet encourage la création de monstres. Le monstre c’est l’autre non assimilé, c’est le « contraire » de nous, de nos valeurs.

Ce comportement se trouve dans toutes les confessions religieuses et les familles politiques, où chacun se considère comme une victime, seul contre tous, détenteur d’une vérité absolue qui ne laisse aucunement place au débat. Cette mentalité n’est pas restreinte aux réseaux sociaux mais est entretenue par les médias mainstream, télévision et presse en tête.

Partout, ce sont « eux et nous », « eux contre nous », « eux ou nous ».

Ici le monstre est multiple. Il est à la fois l’ennemi mais aussi le titre que chacun semble se donner, comme figure pathétique. Nous sommes tous des parias, tous des déracinés, des orphelins, des rejetés. Nous nous pointons nous-mêmes du doigt, par culpabilité ou désir de validation.

Cette universalité du caractère monstrueux de chacun amène à des réactions ambivalentes. Certains vont tenter une « conversion », de convaincre l’autre « camp » de son humanité, de par le polissage du langage et l’imitation. D’autres vont au contraire renforcer leur monstruosité, accentuer jusqu’à la parodie les aspects « problématiques » de leur personnalité ou le plus souvent de leurs opinions, deux choses distinctes quoiqu’on se le dise.

Cette réaction régressive se traduit souvent par une sorte d’auto-sabotage. Quand l’humoriste et présentateur télé français Tex disait une blague sexiste éculée à une heure de grande écoute et en pleine période #MeToo, ce n’était rien moins qu’un suicide professionnel. La recrudescence des discours rhétoriques d’extrême droite peut aussi être vue comme une façon d’instrumentaliser la monstruosité perçue.

A l’autre extrême du spectre, ceux qui se présentent comme l’alternative, comme les dominés, les opprimés du système, vont aussi accentuer leur différence par rapport au modèle standard.

Tous sont donc soumis à un choix, deux mécanismes de défense identitaire. Se conformer à ce que les médias perçoivent comme étant la normalité ou pleinement endosser le rôle du monstre, s’attirer les remontrances et les violences de la masse de façon délibérée, se sacrifier sous l’autel de la liberté individuelle ou de celle de la communauté dont on se fait l’ambassadeur.

Que faire contre cela ? Car il me paraît évident de contrer ces comportements, la plupart du temps autodestructeurs et contre-productifs. Peut-être en acceptant une réalité terrible: il n’y a pas de monstre. Par-là, j’entends qu’il n’existe pas de normalité ponctuée seulement de quelques anomalies. La normalité est un diktat, une violence faite à l’indéfinissable totalité de l’univers.

Si le monstre est une construction totale, le « normal » l’est tout autant. Humoriste et rhétoricien américain connu pour tirer à boulets rouges sur les hypocrisies de son pays, George Carlin considérait plusieurs actes jugés aberrants par la majorité comme étant des comportements humains extrêmes, mais pas nécessairement anormaux. Parmi ces actes, on peut citer le meurtre, le suicide, le cannibalisme, la nécrophilie, etc.

Carlin restait néanmoins prudent en arguant que ces comportements étaient essentiellement humains, pas animaux. Cette concession faite à la normalité était peut-être une nécessité de l’art du stand-up. On sait que plusieurs animaux peuvent cannibaliser, tuer leur prochain, se suicider (quoique ce soit rare) et même copuler avec des cadavres.

Nous ne voyons pourtant pas les autres animaux comme des monstres pour ces raisons. Alors pourquoi devrions-nous nous voir nous-mêmes comme des monstres ? Parce que nous sommes conscients de nos actes ? C’est discutable. La prise de conscience pourrait se faire sans jugement moral, à moins que le jugement moral soit un mécanisme de défense mentale chez l’humain pour écarter l’absurdité de sa propre existence.

La création d’une idole répond au même besoin que celle des monstres, à savoir de déterminer une direction morale culturelle. L’idole serait donc le monstre dans son autre origine étymologique, à savoir l’éclair, le phare guidant dans la nuit. Ainsi, lorsque l’idole, souvent un simple être humain faillible, fait un pas de côté plus ou moins conséquent, il sera démonté de son socle par la vindicte populaire, souvent influencée par des intrigues en coulisses.

La chute des idoles est très souvent orchestrée par ceux qui les ont façonnées, l’industrie devant chaque fois montrer patte blanche lorsque la confiance de ses consommateurs/paroissiens est ébranlée. Hollywood est passée maîtresse de ce numéro d’équilibriste. L’idole devient alors monstre, même si la différence est toute relative.

Le monstre est un blocage, un garde-fou. Il n’est pas une menace mais une manière de l’apprivoiser en l’éloignant de nous. Mais c’est futile. Nous sommes le monstre, et donc le monstre n’existe pas. Hélas, notre être émotionnel n’ayant pas évolué depuis le néolithique alors que notre technologie touche au divin, notre besoin de dresser des épouvantails est peut-être impossible à pleinement endiguer. Dans les zones d’ombres, le sommeil de notre raison produit toujours des monstres, souvenirs lointains des âges farouches.

Dans la lumière des flammes allumées par les premiers hommes pour se réchauffer, dansaient les ombres de la forêt inquiétante, et toutes les chimères devenaient possibles, palpables et menaçantes. Ces flammes ont-elles aussi déformé les visages de nos semblables ? Avons-nous commencé à voir dans notre prochain quelque chose d’autre et de dérangeant ? Est-ce à ce moment-là que nous avons pointé du doigt celui qui se trouvait face à nous, partageait notre nourriture, notre couche ?

Pointer du doigt est le geste le plus violent de toute l’Histoire de l’Humanité. Dans ce geste résident toutes les pulsions destructrices en puissance. Pointer du doigt, c’est montrer. Et le mot monstre vient de la même racine. C’est l’acte de montrer qui fait le monstre, qui le distingue et l’isole, et ce faisant le prive de la compassion de ses semblables, l’expose à toutes les humiliations et sévices jusqu’au meurtre. Une violence que le monstre ne pourra que fuir ou rendre.

Car être un monstre c’est paradoxalement adopter un rôle dans la communauté, et donc on s’y conforme. On répond aux attentes. Monstre je suis ? Monstre je serai. Le costume colle à la peau, on s’habitue aux chaînes et bientôt on en vient à oublier qu’on fut un jour un être humain. Le « mal » ainsi désigné, le système peut continuer sans entrave, sans remise en question. Le monstre porte sur ses épaules la charge de maintenir le système en place.

Le monstre n’est pas un révolutionnaire. Seules notre empathie et notre écoute pourront peut-être lui permettre de nous enseigner les choses défendues, celles qui peuvent faire choir le château de cartes.

Accepter que le monstre n’existe pas, c’est reconnaître l’humanité dans tous ses individus, y compris les plus répréhensibles. Seule une humanité unie peut faire face aux défis de notre époque. Le sommeil de la raison produit des monstres. Son réveil les absout. Dans le cas contraire, nous continuerons de créer des parias et des idoles, en oubliant le réel avec toutes ses nuances.

  • Guillaume Babey

Christine, Reine Libre

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie.

Loin d’être une pratique récente, le biopic est un genre cinématographique des plus anciens, soumis à des codes très précis. Queen Christina, réalisé par Rouben Mamoulian en 1933 et souvent considéré comme un classique en matière de film biographique, parvient pourtant à bousculer les conventions du genre à plus d’un titre.

Le récit commence au plus fort de la guerre de 30 ans. Élevée comme un garçon, Christine devient reine du royaume de Suède alors qu’elle n’est qu’une enfant, après la mort de son père au combat. Les années passent et la paix est enfin signée, par une Christine désireuse de mettre fin au conflit et de tempérer les appétits belliqueux des militaires et des intrigants qui l’entourent. La reine est un esprit élevé, lisant les plus grands auteurs étrangers. Elle semble également sexuellement indépendante, ne se faisant l’esclave de personne, pas même de ses plus avides courtisans (et courtisanes). Cependant la cour, influencée par le comte Magnus, va troubler la quiétude de la reine. Tout le monde veut la voir épouser un héros de guerre, son cousin, qui lui donnera l’héritier tant attendu par le royaume. L’arrivée d’un ambassadeur espagnol campé par John Gilbert, fin et spirituel, chamboulera le cœur de la reine et les projets de la cour.

Que le spectateur ne s’y trompe pas ! Sous ses dehors de film de studio aux costumes chamarrés, aux décors grandioses et aux personnages hauts en couleur, ce biopic est unique à bien des égards. Le réalisateur géorgien d’origine, conjugue la structure classique en trois actes avec un montage énergique et expressif qui n’est pas sans rappeler les théories d’Eisenstein sur le cinéma social. L’histoire passe sans effort d’un ton à l’autre, se permettant quelques morceaux de pure farce mais sachant être contemplatif dans les moments de solitude, tendre dans les scènes d’amour d’une pudeur très appréciable, et poignant dans ses instants tragiques. Le film appartient également à une liste hélas encore courte de films centrés sur une figure féminine réelle.

Et quelle figure ! Greta Garbo, méritant plus que jamais son titre de « divine », emporte chaque scène et fait de sa reine un personnage attachant, non pas par sa seule beauté ou par l’envolée lyrique de ses sentiments, mais par son humour, la vivacité de son esprit et son inébranlable volonté. Garbo porte des vêtements d’homme, embrasse une femme (une première dans un film hollywoodien) et ne cherche aucunement à se marier, encore moins à être mère. Si sa toilette se féminise suite à son idylle avec Antonio, c’est plus par désir personnel que par soumission à l’étiquette.

Avec un tel personnage de femme anti-conventionnelle, il est tentant de voir le film sous l’angle des « gender politics » actuelles. Garbo deviendra d’ailleurs une icône LGBT. Mais si le film est effectivement en avance sur son temps, il l’est peut-être encore plus sur le nôtre. Car ce n’est pas seulement l’histoire d’une femme combattant une institution patriarcale qui nous est contée. C’est surtout la lutte universelle d’un individu contrarié dans ses désirs face au poids des obligations.

Garbo incarne avec justesse un monarque mélancolique, dont les rêves et les espoirs dépassent ceux de la couronne qu’elle porte. Si le prix de l’indépendance sera lourd à payer pour la reine, Christine obtiendra à la fin ce qu’elle désirait. Être libre d’être qui elle est.

  • Guillaume Babey