Morve

Il est certain jour de grippe où l’absence de mouchoir nous est plus insupportable que la perte d’un porte-monnaie. On se sent alors profondément vulnérable. On se prendrait à singer Richard III et adresser à la cantonade un déchirant « mon royaume pour un mouchoir » !

Qui peut se douter en nos temps d’extrême confort de la subtile torture d’un nez bouché et qui pourtant continue de sécréter, intarissable en apparence, cette morve dans laquelle on a l’impression de se noyer ? Seule solution, avaler, déglutir douloureusement. Bientôt notre gorge, notre bouche, tout semble baigner dans cette amère mixture.

Jamais elle ne descend suffisamment bas pour qu’on puisse en faire abstraction. Tout notre être nous implore à expectorer, à libérer ce lest abject et gluant. Mais sans le secours d’un réceptacle de papier ou de tissu, c’est peine perdue. La bienséance, les conventions nous contraignent à tout contenir.

La morve se change ainsi en honte personnelle. Combien sommes-nous d’hommes se noyant dans les miasmes de nos forfaits, incapables de les extirper de nous-mêmes sans filet de sécurité ? Est-ce ainsi qu’un criminel vit le remords qui l’étreint ? Comme un glaire immonde qu’aucun mouchoir ne semble pouvoir accueillir ?

Alors on renifle, avec énergie et en serrant les dents, jusqu’à ce qu’on atteigne enfin une pharmacie ou qu’une âme charitable nous tende le précieux papier plié en quatre. Dans les cas d’urgence, la serviette d’un café, le carré d’un papier toilette rêche se révéleront de suffisants substituts. Et on se mouche alors avec l’énergie d’un presque-noyé, et l’on respire à gros poumons, pour guérir d’une apnée d’autant plus infernale qu’elle n’était que partielle. Parfois le corps impose une solution alternative.

À force de reniflements et déglutitions, le flot nasal devenu glaire invite à cracher, terminant ainsi le supplice. Il y a évidemment une certaine jouissance dans le crachat, comme pour toute autre éjection naturelle, teintée selon les circonstances d’une satisfaction insurrectionnelle.

On crache par défit, affirmant notre existence à ce monde qui lui ne s’embarrasse jamais de nous vomir chaque jour toutes les horreurs possibles. Cracher c’est prendre une revanche mais aussi commettre un affront, autant à la sensibilité d’autrui qu’aux conventions. Si l’on attache un tant soit peu d’importance à ces choses, le crachat précède de près l’opprobre. Et la torture continue.

On se surprend à admirer notre capacité de sécrétion, avec une pointe d’incrédulité. Comment mon corps est-il capable de produire autant lors de ses moments de vulnérabilité immunitaire ? Pourquoi ne peut-il pas former des muscles ou perdre de la graisse avec le même zèle ?

Une fois guéri, on se souvient à peine de ces instants de détresse bucco-nasale, et chaque nouvelle grippe sera une redécouverte, une nouvelle brasse coulée dans un torrent intérieur. À croire que nos miasmes comme nos remords, ne disparaîtront qu’avec notre propre fin. Et dans l’immobilité de la tombe, notre dépouille après une ultime décomposition, cessera enfin d’expectorer.

  • Guillaume Babey (22.12.22)