La Mort: un art de vivre

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie avec quelques ajouts.

Si le FIFF renouvelle sa sélection chaque année, le festival permet aussi de revoir des œuvres marquantes des éditions précédentes. Apprentice, Récompensé à Cannes, fait partie de ces films poignants dont le retour est amplement mérité. Boo Junfeng, actuel membre du jury, nous entraîne dans les coulisses de la mort.

Aiman Yusof, ancien soldat, travaille comme gardien dans une prison de haute-sécurité à Singapour. Il vit avec sa grande sœur Suhaila dont le seul désir est de partir avec son fiancé australien et de laisser derrière elle un passé tragique. C’est ce même passé qui poussera Aiman à se rapprocher du bourreau de la prison qui le prendra sous son aile, le formant à exécuter les condamnés, proprement et sans douleur. Aiman devra faire face aux conséquences morales de ses actes, dans une spirale infernale où les notions de compassion et de culpabilité semblent bien illusoires.

Ce deuxième long-métrage de Boo Junfeng impressionne par sa maîtrise, autant dans sa forme que dans son propos. On comprend aisément que le réalisateur passa cinq ans à peaufiner cette exploration du monde carcéral de son pays. Un sujet aussi brulant que la peine de mort demande une justesse de chaque instant. Plutôt que de se lancer dans une plaidoirie, Le film laisse le soin à ses personnages de présenter les différents points de vue sur le bien-fondé de la peine capitale.

Cette polyphonie nous déconcerte, tant il est difficile de prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes. La mort n’est cependant pas qu’un sujet de dissertation. Le spectateur est horrifié par la simplicité et la décontraction avec laquelle le maître explique à son apprenti la meilleure façon de mettre fin à la vie d’un homme, dans un mélange de compassion et de détachement à faire froid dans le dos. Cette dichotomie illustre subtilement le rapport ambigu entre les deux hommes, Aiman trouvant à la fois dans son mentor une figure paternelle mais aussi un adversaire redoutable.

Les condamnés, s’ils ne sont pas au centre de l’intrigue, sont essentiels à la compréhension du propos. Boo Junfeng nous les dépeint d’une façon parfaitement inédite pour l’occidental habitué aux portraits de tueurs sans âme. Ici les coupables sont des êtres humains, terriblement banals et fragiles. Leur voyage vers l’inévitable n’est pas une délivrance. C’est un moment de terreur absolue et viscérale, amplifié par une bande son angoissante. On ne ressent aucune satisfaction à les voir se faire passer la corde au cou. Il n’est jamais ici question de justice. Qu’importe s’ils étaient innocents ou non, la loi a décidé pour eux.

Cette déconstruction du système judiciaire est rendue plus palpable encore par le parcours de notre héros qui semble au premier abord plus libre d’exprimer sa nature en prison que chez lui où il se sent cloîtré, dans une inversion mordante. Plus qu’une quête des origines, c’est une descente aux enfers qui verra Aiman plonger figurativement et littéralement dans l’abîme, se perdant toujours un peu plus dans le labyrinthe menant au couloir de la mort. Le réalisateur n’hésite pas à jouer des contrastes marqués entre ombre et lumière et à utiliser les couleurs vives pour symboliser les états d’âme de l’apprenti bourreau. Le cadre est souvent obstrué par des grillages ou des barres de fer, exprimant avec clarté l’emprisonnement moral, non seulement d’Aiman mais de son maître également.

Car si l’on devait résumer ce film à une idée maîtresse, c’est que tous autant que nous sommes, exécuteurs ou exécutés, restons des prisonniers, de nos actes, nos devoirs ou notre passé.

  • Guillaume Babey

Le fandom français de Détective Conan: réponses à Fregonese

En 2020, Pierre-William Fregonese m’avait approché ainsi que d’autres fans de la franchise Détective Conan afin de répondre à ses questions et d’enrichir son ouvrage. Le produit final, dont nous avons fait ici la critique n’a retenu qu’une part infime de mes contributions. N’ayant signé aucune close d’exclusivité ni de discrétion auprès de l’auteur ou de l’éditeur Pix’n Love, je reproduis ici les questions de Fregonese et mes réponses dans leur intégralité. Compte tenu des récents développements de la franchise sur le territoire français avec la distribution des trois derniers films en date par Eurozoom, certaines des déclarations suivantes ne sont plus totalement d’actualité.

-Comment avez-vous découvert Détective Conan, et pourquoi avoir décidé de vous investir sur un forum de fans ?

J’ai découvert Détective Conan en 2004 lors de sa diffusion sur Cartoon Network. La culture manga et anime en Suisse était très en retard par rapport au reste de l’Europe, surtout la France, et ce fut donc l’une des premières séries animées adaptées de manga que j’ai regardée de manière soutenue. Grand amateur de récits d’enquêtes et de résolution d’énigmes, la série m’a tout de suite charmée. Plus tard, après une première interruption de la diffusion de l’anime, j’ai découvert que le manga en était déjà à son 52ième tome.

Cette longévité m’avait intrigué et j’ai commencé à acheter régulièrement les tomes que je dévorais. Ce fut ma porte d’entrée vers la pop culture japonaise en général et par voie de conséquence, sur l’infra-monde d’internet, qui n’avait pas la même ubiquité qu’aujourd’hui. De fil en aiguille, j’ai découvert l’existence de forums dédiés à DC et celui de Beika Street me plaisait énormément pour sa dimension créative, étant moi-même dessinateur amateur depuis tout jeune.

C’est à l’occasion d’un projet de « Beikalendar », un calendrier dessiné par les membres représentant des personnages de la franchise, que j’ai décidé de m’inscrire sur Beika Street en décembre 2009. A partir de là, j’ai commencé sans vraiment m’en rendre compte à prendre une place importante dans l’activité créatrice du forum et plus tard sur la recherche d’informations sur les nouveaux chapitres encore inédits chez nous. Étant d’un naturel solitaire et méfiant, partager une passion encore peu avouable à l’époque dans la vie de tous les jours était un moyen de trouver enfin un tissu social approprié.

-Quelle est votre affaire préférée ?

C’est très difficile à dire, car il y a tellement d’affaires que j’aime pour des raisons très différentes. Celle dont je ne me remets pas reste l’affaire des « Inséparables », deux sœurs vivant ensemble. L’une d’elle, ne supportant plus cette cohabitation, décide de supprimer l’autre, et d’utiliser Kogoro complètement séduit, pour l’innocenter du crime.

On apprend plus tard que la criminelle a dû changer de stratégie car son premier plan, consistant à faire respirer des vapeurs toxiques obtenues par le mélange de deux produits ménagers, avait échoué. C’est parce que la victime, consciente du danger, avait retiré les produits, par amour pour cette sœur qui la tuera plus tard. Se rendant compte de l’horreur de son crime, la coupable démasquée serre le corps inanimée de sa sœur, le seul être qui l’aimait pleinement.

-Que pensez-vous de son adaptation en animé ?

L’animé est le médium qui m’a permis de découvrir la série et j’ai donc encore un souvenir ému des 150 premiers épisodes avant l’arrêt de sa diffusion dans les pays francophones. Néanmoins, le manga me permet une plus grande liberté d’interprétation et contrairement à l’animé, je peux lire le manga légalement sans avoir à prendre un abonnement pour une plateforme de streaming. L’animation a aussi beaucoup de hauts et de bas, comme toute série fleuve, ce qui peut parfois diminuer le plaisir du visionnage. Les films d’animation sont de grosses friandises, très formatées mais souvent divertissantes.

De quelles autres œuvres rapprocheriez-vous Détective Conan ?

Détective Conan est en partie inspirée de Lupin III, vénérable franchise créée en 1967 par Monkey Punch et adaptée sur tous les supports. Ce sont les crossovers avec Détective Conan qui m’ont permis de découvrir Lupin. Il est donc toujours plaisant de trouver les influences disséminées dans l’œuvre d’Aoyama. A part des émules très évidents comme le manga Maho-tantei Loki qui possède aussi un protagoniste rétréci, je trouve beaucoup de similitudes avec la bande-dessinée et le dessin animé dérivé de Billy the Cat, scénarisé par Raoul Cauvin. Cette série partage avec DC un protagoniste emprisonné dans une forme limitante, l’impossibilité de le dire à ses êtres chers, une quête pour retrouver sa forme d’origine et un récit initiatique où cette contrainte lui apprend à corriger ses erreurs passées.

Vous êtes au contact des fans, ils préfèrent le manga ou l’animé ? Et pourquoi ?

Je vois vraiment de tout, même si j’ai l’impression que les fans les plus jeunes sont beaucoup plus sensibles à l’image en mouvement qu’à l’art séquentiel mais ils restent très enthousiastes à chaque nouvelle concernant les nouveaux chapitres du manga et beaucoup achètent régulièrement les tomes. Leurs préférences me semblent dépendre plus de la présence de leurs personnages préférés qu’une appétence pour un médium spécifique.

-Votre site avait un forum. Quels étaient les grands sujets qui revenaient et passionnaient les internautes ? L’identité du chef des Hommes en noir, la romance entre Shinichi et Ran, le Kid ou autre chose ?

Je suis arrivé sur le forum lorsqu’il était déjà indépendant du site d’origine. Tous les sujets pouvaient passionner les membres, lors de notre pic d’activité à la fin des années 2000 et début des années 2010, il était rare qu’un sujet n’inspire pas la discussion.

A présent que la face d’internet a changé, où les forums ont été largement évincés par les réseaux sociaux, il est beaucoup plus difficile de savoir ce que les internautes aiment vraiment ou d’engager une discussion construite. Discord, malgré ses défauts, est l’une des meilleures options pour maintenir l’activité de la communauté de Beika Street, après que le forum ai changé une nouvelle fois d’hébergeur.

De nos jours, les personnages « badass » et liés à l’intrigue comme Akai Shuichi, Amuro Tooru ou encore Wakasa Rumi semblent maintenir l’intérêt. Mais les romances et le charismatique Kaito Kid ont encore de fervents admirateurs.

-Si vous aviez à faire un portrait-robot du fan de Détective Conan, quels seraient ses traits principaux ?

Il est ou a été très porté sur la création, notamment en fan-fics, les Français étant après tout un peuple doté d’une forte conscience littéraire. Ils expriment aussi des tendances genrées relativement marquées où les fans masculins et féminins aiment différentes choses, même si ces différences tendent aujourd’hui à s’estomper.

La communauté francophone étant l’une des plus anciennes en activité (les anglo-saxons n’ont découvert Détective Conan qu’assez tard en comparaison), il y a le sentiment d’une plus grande division générationnelle. Pensez que les fans francophones peuvent avoir entre 15 et 45 ans ! Je dénote aussi peut-être une plus grande lassitude.

Comme en France nous attachons une grande importance à l’intégrité artistique et à la qualité au-delà du divertissement, voir une histoire trainer en longueur et dévier légèrement de sa trajectoire initiale peut produire des frustrations et désistements. Mais c’est aussi une communauté qui se renouvelle, en partie grâce aux nouveaux personnages.

-Pour vous, quels sont les films les plus réussis ? Et pourquoi ?

Les films les plus réussis sont pour moi les premiers car les producteurs n’avaient pas encore codifié la formule, ce qui permettait aux différents métrages de ne pas être de complètes redites des précédents. Les films 5 et 6 ont beaucoup d’admirateurs, et on peut les comprendre. Le 5 voit l’entrée des hommes en noir sur grand écran et le 6 ravira les sherlockiens.

De mon côté je considère le tout premier film « Compte-à-Rebours dans un Gratte-Ciel » comme le meilleur car il a pour lui l’effet de surprise, une simplicité de narration, des choix d’angles de caméra inspirés et surtout l’inclusion d’une vraie Némésis plutôt qu’un citoyen lambda comme criminel principal, quelque chose de rare dans la franchise si on excepte les Hommes en Noir. Et à l’intérieur de ce film, il y a un cœur et un sentiment presque élégiaque où on pourrait presque accepter la fin de la série animée.

Le premier film était d’ailleurs au départ conçu en tant que tel, Aoyama ayant songé à arrêter la franchise à ce moment et utilisant des éléments de sa fin prévue pour Magic Kaito pour inspirer les scénaristes du film. Dans les métrages plus récents, le film 23 parvient selon moi à équilibrer tous les ingrédients qui se sont progressivement ajoutés à la formule, entre des scènes d’action généreuses, une romance assez solide avec un dilemme crédible ainsi que du fan-service un peu mieux dosé que ses prédécesseurs.

-Que pensez-vous des adaptations en jeu vidéo ? Quels sont les jeux les plus réussis et pourquoi ?

Hélas je ne joue pas au jeux-vidéos en général et encore moins à ceux tirés de Détective Conan. Il faudra trouver une autre personne à interroger sur cette question. J’avoue ne pas voir beaucoup de gens en discuter dans la communauté, probablement parce qu’aucun ne semble avoir été localisé chez nous.

-Comment voyez-vous la notoriété de Conan en France ? Ça continue de fonctionner ou ça se tasse depuis quelques années ?

Détective Conan a une communauté de fans très dévoués en France, même si elle parait confidentielle en comparaison avec des phénomènes comme les différentes séries du Shonen Jump ou encore Jojo. La fin de la diffusion de l’animé en France a sans doute joué un rôle dans le ralentissement de sa croissance.

Néanmoins on constate depuis quelques années un regain d’intérêt, entre la diffusion de l’animé sur des plateformes de streaming légal, les projets de sorties DVD par BlackBox, malgré la controverse liée à leur mauvaise gestion de la publication, et des projets de diffusion des films sur grand écran en France.

Il serait présomptueux de ma part de prédire l’avenir de Conan dans les pays francophones mais je pense que le meilleur moyen de le perpétuer est de continuer nos activités sur la toile et de convaincre les ayants-droits et les différents éditeurs à sortir et localiser plus d’épisodes et de films d’animation, l’animé ayant une capacité fédératrice très grande. Pour le moment, DC est une franchise historique, qu’on aime encore malgré les lassitudes, entre nostalgie et renouvellement.

Une Peau qui Crie

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie avec quelques ajouts.


Le racisme est un sujet difficile à aborder au cinéma. Comment faire d’un repoussoir un objet d’attrait ? Soleil Ô, réalisé par Med Hondo en 1967, choisit une approche frontale, sans concession aucune. Car toute concession serait une trahison.

Le film commence par un prologue composé de tableaux allégoriques retraçant les débuts du colonialisme et de la traite des noirs. Si ces scènes portent à rire par leur style volontairement grotesque, ce n’est que pour mieux accentuer les sévices qui seront infligées aux peuples d’Afrique. Les Noirs doivent abandonner leurs langues, leurs coutumes, leurs noms d’origine.

On les dépouille de tout afin de mieux leur imposer les bases de la culture occidentale, représentées par la religion chrétienne, les états-majors et l’éducation. Le film enchaîne sur une structure plus classique et réaliste en suivant le parcours d’un Africain « blanchi », fraichement arrivé à Paris, persuadé d’être accueilli comme le bon Français qu’on lui a appris à être.

Son désenchantement sera total. Rejeté, stigmatisé, déshumanisé, notre héros qui pourrait bien être le double du réalisateur révèle pas à pas toute notre hypocrisie et notre haine crasse. Du petit bourgeois traditionaliste au politicien technocrate en passant par des demoiselles en quête de fantasmes exotiques, les blancs ne sont pas épargnés.

Et pourquoi devraient-ils l’être ? Ce que Soleil Ô démontre, c’est à quel point le racisme est systémique, conséquence directe d’un modèle économique permettant de traiter des êtres humains comme une marchandise pour mieux les rejeter lorsque ils cherchent du travail chez leurs envahisseurs. Notre immigré et ses compatriotes habitent dans des taudis, ne trouvent que des métiers ingrats et finissent par se haïr eux-mêmes, faute de pouvoir exprimer leur identité.

Hondo est libre autant dans son discours que dans sa mise-en-scène, alliant style documentaire et expérimentations. Certaines scènes sont insoutenables et c’est le but. Le réalisateur ne veut pas nous attendrir ou nous apitoyer. Il dénonce, il accuse, et ça fait mal. Cette violence n’est après tout que le miroir tendu à une France complice et irresponsable. Bien qu’accueilli avec les honneurs lors de sa projection au festival de Cannes de 1970, le film sera bientôt interdit dans plusieurs pays. Après tout, Hondo avait commis le plus grand pêché que puisse faire un cinéaste ; dire la vérité.

Med Hondo obtiendra davantage de reconnaissance de la part de l’industrie et des spectateurs derrière le micro, devenant la voix française de plusieurs acteurs afro-américains tels que Morgan Freeman et surtout Eddie Murphy. Hondo nous a quitté le 2 mars 2019, sa carrière de réalisateur restant relativement peu connue du grand public. Il faudra attendre 2023 pour que soit édité un coffret Blu-Ray comprenant trois de ses films. Parmi eux, Soleil Ô, signe tardif mais appréciable de réhabilitation.

Quelle joie ce serait de pouvoir dire que le film n’est plus d’actualité. Hélas il n’est pas besoin d’ouvrir le journal ou de regarder votre fil d’actualité Facebook pour s’en convaincre.
Soleil Ô nous le montre bien, le racisme est partout, dans la rue comme au sénat, et c’est avec un « À Suivre » des plus implacables que le film se conclut. Que faire alors si ce n’est crier ?

  • Guillaume Babey

Welles et le Mystère du Cinéma

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie.

Il arrive un moment dans la vie de chacun de vouloir relever des défis. Certains gravissent l’Everest, d’autres veulent conquérir l’espace, et d’autres encore veulent révolutionner le cinéma, comme Orson Welles le fit en 1941, avec Citizen Kane. Quel est donc le secret derrière l’aura de ce film, considéré par beaucoup comme le plus grand chef-d’œuvre du septième art ?

Charles Foster Kane est mort. Le magnat de la presse, grand influenceur politique au centre de nombreux scandales, quitte ce monde en prononçant ce mot énigmatique « Bouton de Rose ». Bien décidé à percer le mystère derrière ces dernières paroles, un journaliste interroge plusieurs personnes ayant côtoyé le millionnaire, qui donneront chacune une vision différente de l’homme de pouvoir.

Tout a été dit sur ce film, et plus encore sur son réalisateur, producteur et co-auteur Orson Welles. Âgé de seulement 25 ans, ce génie du théâtre et de la radio se voit offrir carte blanche par les studios de la RKO pour concevoir son premier film, souvent considéré comme son meilleur. Si cette appréciation peut paraître injuste à l’encontre du reste de la filmographie de Welles, elle n’est pas sans fondement. Le réalisateur ne retrouvera presque jamais une telle liberté d’action et d’expression par la suite, son deuxième film La Splendeur des Amberson finissant charcuté par les studios. Le reste de la carrière de Welles sera marqué par ses désaccords avec les producteurs, encombrés par ce monstre à la carrure aussi imposante que son talent.

On a beaucoup écrit sur l’ambition narrative du film et sur ses prouesses techniques, notamment au sujet de cette fameuse « profondeur de champ ». Si ces louanges sur l’aspect pratique du film sont méritées, elles ne lui rendent par justice. Car si la forme de Citizen Kane est aussi impeccable, c’est parce qu’elle sert un fond d’une richesse insoupçonnée.

Kane c’est un portrait de l’Amérique, grande obsession de Welles. Le film nous montre à quel point l’ascension sociale par la réussite économique est implantée dans le fonctionnement même du pays. Preuve en est, la déchéance de notre anti-héros coïncide avec la Grande Dépression. Le schéma du « Rise & Fall » perfectionné par Welles sera récupéré par tous les grands réalisateurs de biopics américains, cette nation semblant fascinée par les figures individualistes et autodestructrices. Le film est à cet égard troublant d’actualité. Le discours populiste du richissime Kane lors de sa campagne électorale rappelle la rhétorique de Trump tandis que sa mainmise sur une presse à scandale renvoie à Rupert Murdoch.

Mais plus qu’une allégorie sociale, Citizen Kane est un film sur la condition humaine et sur le cinéma lui-même. Chez Welles, ces deux éléments sont indissociables. Si le réalisateur repousse les limites du montage, c’est pour mieux montrer le passage du temps et ses ravages, s’il use si habilement de la profondeur de champ, c’est pour mieux illustrer la distance qui sépare les personnages, des êtres brisés en mal d’affection. Welles ne pose aucun jugement sur son personnage. Les multiples points de vue permettent de démontrer que la nature d’un individu ne peut être résumée simplement, tout comme un portrait ne peut être fait en deux coups de pinceau. Si l’énigme du « bouton de rose » semble être résolue en fin de film, celle posée par l’homme ne trouve pas de réponse.

Le citoyen Kane est Welles. Mais plus encore il est le cinéma. Tout le monde a son idée sur lui, tout le monde veut lui donner un sens. Chacun cherche à le définir, en vain. Le grand homme meurt sans donner de réponse, tout comme le cinéma se refuse à nous donner toutes les clés. Le cinéma est un mystère. C’est de là qu’il tire sa magie. Chercher une réponse serait illusoire. C’est pourquoi les films suivants du réalisateur seront tous marqués par l’ombre de Citizen Kane, le premier et le dernier sortilège. Welles avait déjà tout dit. Sur lui, sur le monde, et sur le cinéma.

  • Guillaume Babey

Christine, Reine Libre

Originellement publié sur le site de Spectrum, le journal des étudiants de l’Université de Fribourg, dans le cadre du Festival International du Film de Fribourg en 2018. Le journal ayant récemment effacé mon nom de tous mes articles pour des raisons inconnues, je décide de reprendre contrôle de mon texte et de son iconographie.

Loin d’être une pratique récente, le biopic est un genre cinématographique des plus anciens, soumis à des codes très précis. Queen Christina, réalisé par Rouben Mamoulian en 1933 et souvent considéré comme un classique en matière de film biographique, parvient pourtant à bousculer les conventions du genre à plus d’un titre.

Le récit commence au plus fort de la guerre de 30 ans. Élevée comme un garçon, Christine devient reine du royaume de Suède alors qu’elle n’est qu’une enfant, après la mort de son père au combat. Les années passent et la paix est enfin signée, par une Christine désireuse de mettre fin au conflit et de tempérer les appétits belliqueux des militaires et des intrigants qui l’entourent. La reine est un esprit élevé, lisant les plus grands auteurs étrangers. Elle semble également sexuellement indépendante, ne se faisant l’esclave de personne, pas même de ses plus avides courtisans (et courtisanes). Cependant la cour, influencée par le comte Magnus, va troubler la quiétude de la reine. Tout le monde veut la voir épouser un héros de guerre, son cousin, qui lui donnera l’héritier tant attendu par le royaume. L’arrivée d’un ambassadeur espagnol campé par John Gilbert, fin et spirituel, chamboulera le cœur de la reine et les projets de la cour.

Que le spectateur ne s’y trompe pas ! Sous ses dehors de film de studio aux costumes chamarrés, aux décors grandioses et aux personnages hauts en couleur, ce biopic est unique à bien des égards. Le réalisateur géorgien d’origine, conjugue la structure classique en trois actes avec un montage énergique et expressif qui n’est pas sans rappeler les théories d’Eisenstein sur le cinéma social. L’histoire passe sans effort d’un ton à l’autre, se permettant quelques morceaux de pure farce mais sachant être contemplatif dans les moments de solitude, tendre dans les scènes d’amour d’une pudeur très appréciable, et poignant dans ses instants tragiques. Le film appartient également à une liste hélas encore courte de films centrés sur une figure féminine réelle.

Et quelle figure ! Greta Garbo, méritant plus que jamais son titre de « divine », emporte chaque scène et fait de sa reine un personnage attachant, non pas par sa seule beauté ou par l’envolée lyrique de ses sentiments, mais par son humour, la vivacité de son esprit et son inébranlable volonté. Garbo porte des vêtements d’homme, embrasse une femme (une première dans un film hollywoodien) et ne cherche aucunement à se marier, encore moins à être mère. Si sa toilette se féminise suite à son idylle avec Antonio, c’est plus par désir personnel que par soumission à l’étiquette.

Avec un tel personnage de femme anti-conventionnelle, il est tentant de voir le film sous l’angle des « gender politics » actuelles. Garbo deviendra d’ailleurs une icône LGBT. Mais si le film est effectivement en avance sur son temps, il l’est peut-être encore plus sur le nôtre. Car ce n’est pas seulement l’histoire d’une femme combattant une institution patriarcale qui nous est contée. C’est surtout la lutte universelle d’un individu contrarié dans ses désirs face au poids des obligations.

Garbo incarne avec justesse un monarque mélancolique, dont les rêves et les espoirs dépassent ceux de la couronne qu’elle porte. Si le prix de l’indépendance sera lourd à payer pour la reine, Christine obtiendra à la fin ce qu’elle désirait. Être libre d’être qui elle est.

  • Guillaume Babey

Détective Conan : Une affaire de Styles – Critique par Yrales

Ceci est notre premier article rédigé par un invité, Yrales. Nous ainsi que plusieurs autres admirateurs de Détective Conan estimons que l’ouvrage de Pierre-William Fregonese pose certains problèmes qui doivent être adressés. Nous vous souhaitons une bonne lecture.

2021 est une année de toutes les folies pour Détective Conan en France. Une occasion d’enfin découvrir pour la première fois dans l’Hexagone un film tiré de l’œuvre de Gosho Aoyama dans nos salles de cinéma, la joie d’apprendre la parution prochaine d’une histoire annexe mais canonique dans le récit du petit détective, et enfin l’arrivé de l’ouvrage de Pierre-William Fregonese. Un volume empli de promesses qui souhaite s’attarder à disséquer en long, en large et en travers, la vie et l’œuvre de Gosho Aoyama.

Pierre William Fregonese est un docteur en sciences politiques spécialisé dans l’étude de la politique culturelle. Après une thèse soutenue en 2018 sur la politique culturelle de la France au 21ième siècle, il s’intéresse aux médias populaires comme le jeu vidéo et le manga. Son dernier ouvrage se concentre sur la vie de Tsukasa Hojo, le créateur de City Hunter et Cat’s Eye.

L’aura d’un universitaire et la participation d’aficionados de Conan annoncent un travail empli de passion, de recherche et de méthode. Cependant, L’attente puis le plaisir de la lecture ont vite laissé place à une profonde désillusion. Le premier élément qui interpelle un lecteur avide de connaissance est la tenue des notes de bas de pages et l’utilisation de la bibliographie. Pour être concis, rien ne va, et pour expliquer cela nous allons voir en trois points en quoi cela pose problème.

Premièrement une quantité colossale d’informations proviennent de sites de fans. Deux exemples, le Kudo Project et, dans une moindre mesure, le wiki anglophone, Detective Conan World. Bien que ces deux sites proposent un contenu tout à fait divertissant et instructif, il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans une démarche universitaire.

Il n’y a aucune certitude sur les compétences de traduction ainsi que de la véracité absolue du contenu proposé par le Kudo Project. L’auteur n’a pas pris le temps d’aller directement à la source de l’information et se reporte sur un travail de fan. On apprend pourtant cela dans n’importe quel licence littéraire ou de sciences sociales.

Ensuite, Fregonese évoque continuellement des entrevues avec des chercheurs français sur certaines figures du genre policier mais à aucun moment nous ne pouvons consulter l’intégralité de ses échanges. Nous sommes donc obligés de croire ou non les biais et le prisme de l’auteur sans avoir non plus accès aux questions échangées. C’est bien dommage.

Ces entrevues permettent surtout à l’auteur de simplifier sa tâche concernant les notes de bas de pages en indiquant que les idées prononcées proviennent de l’entrevue sans aucune référence annexe aux ouvrages de recherche des chercheurs en question.

Cela tue dans l’œuf la curiosité du passionné voulant aller plus loin, un comble pour un livre à vocation universitaire. A ce propos, Schopenhauer nous partage dans La lecture et les livres :

“Les œuvres sont la quintessence d’un esprit. Celui-ci, fût-il le plus grand, elles seront toujours infiniment supérieures à sa conversation, en tiendront lieu d’une façon générale, et, en somme, la surpasseront de beaucoup. Même les écrits d’une tête médiocre peuvent être instructifs et intéressants, parce qu’ils sont sa quintessence, le résultat, le fruit de sa pensée et de ses études ; tandis que sa conversation est insuffisante pour nous.”

Cela nous interroge sur la relation de Fregonese avec l’objet livre. Souhaitait-il véritablement évoquer le sujet de fond en comble afin de faire mûrir un lectorat ? Rien n’est moins sûr. Quelques références sont certes données à la fin de l’ouvrage mais aucune indication, aucun conseil, simplement une présence dans une bibliographie, ce qui ne sert à rien puisque les ouvrages ne sont pas utilisés.

Rien que cela nous permet d’émettre de sérieux doutes concernant la démarche et le sérieux de Pierre-William Fregonese, surtout qu’il ne peut invoquer une limitation géographique puisque celui-ci habite au Japon. Il a à sa disposition tous les outils, travaux et entretiens dans n’importe quelle librairie nippone, bien plus qu’en Hexagone.

L’ouvrage est également lacunaire sur les outils utilisés. Rares sont les études sur la littérature policière japonaise ni même sur le manga policier. Certes, Gérard Peloux est le chercheur spécialiste d’Edogawa Rampo en France et il y a un ouvrage de Sarai Kawana, Murder Most Modern, Detective fiction and Japanese culture, mais cette dernière n’est notée nulle part.

On ressent majoritairement une vision occidentale dans l’analyse de l’œuvre de Gosho Aoyama puisqu’il ne nous fournit pas un ensemble d’études traitant des auteurs de romans policiers ou à mystères japonais.

Malgré la méthode, nous pourrions penser que l’ouvrage fait la part belle à une argumentation riche. Hélas, Fregonese ne fait jamais l’effort de développer ce qu’il considère comme acquis et se contente de faire le lien entre des personnages ou à relever des poncifs du genre policier dans Conan avec d’autres œuvres.

Citons par exemple ce que l’auteur nous explique, page 84, concernant le caractère d’Haibara. Selon Fregonese, c’est un moyen pour Gosho d’éviter les risques d’hypersexualisation de ce genre de personnage. Le début est encourageant et peut amener à une argumentation riche sur le monde de l’édition, comment sont hypersexualisés les femmes et les filles au japon ? Comment son caractère permet-il tout simplement d’éviter cela ? Cette prémisse ne trouvera jamais sa réponse. Ce phénomène est presque déclinable à l’infini dans l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas une thèse et ne peut prétendre à l’être. Cela ne peut également être un ouvrage universitaire. Cependant ce n’est pas notre jugement qui a valeur de référence et cet ouvrage finira sans doute par être considéré comme un ouvrage universitaire. J’en veux pour démonstration la page Sudoc de Frégonèse qui recense tous les travaux scientifiques et universitaires en France et ses précédents ouvrages notamment sur Tsukasa Hojo sont bien recensés comme tels.

C’est un drôle d’ouvrage qui ne vise pas pertinemment grand monde. Il est trop centré sur les anecdotes par ailleurs décousues pour mieux attirer le lecteur non-initié à l’univers de Gosho Aoyama; de l’autre, cela n’apporte pas grand-chose pour l’amateur de Détective Conan qui trouvera les mêmes informations sur des wikias, avec plus ou moins la même plus-value.

Ses entretiens avec les personnes spécialisées dans le domaine insistent sur des idées extrêmement basiques et apportent peu à l’analyse de l’œuvre d’Aoyama, en dehors de rappeler que oui, le mangaka brille par son intertextualité, ce qui est une évidence.

C’est un ouvrage certes rapide à lire, agréable et fluide – si l’on ne s’attarde pas sur les fautes de français –  mais qui souffre de trop nombreuses failles pour convenir à un lecteur un tant soit peu averti. Nous avons affaire à un « Coffee Table Book” ou à un “wikia adapté en livre” plutôt qu’à une étude sérieuse.

Je sais désormais que Pix’n love ne fait pas de relecture sérieuse de ses publications et c’est donc ma première et dernière expérience chez eux pour ce genre d’ouvrage.

Pour conclure je souhaite vous partager le point de vue d’un membre de Beika Street auquel je souscris concernant Gosho et le monde de l’édition :

“De toutes les errances du livre de Fregonese, celle qui m’agace le plus revient nul doute à l’idée d’affirmer qu’Aoyama pourrait continuer Détective Conan jusqu’à l’épuisement par plaisir – par sa volonté. Naturellement, cette affirmation n’est pas sourcée. D’où le fait qu’affirmer avec certitude que Conan continue parce qu’Aoyama le veut, quand absolument tout démontre le contraire, me gêne un peu. Ça a l’effet de banaliser un rythme de production inhumain, qui dépend entièrement d’un imposant ‘capital financier’ confronté au décès tragique de Kentaro Miura (que Fregonese ne pouvait naturellement pas prédire, je ne lui en tiens pas rigueur), c’est assez malheureux.”

En remerciant les lecteurs, les membres de Beika Street ainsi que son administrateur Shin Red Dear

  • Yrales

Jurassic World Fallen Kingdom: anti-spécisme, fatalisme et complaisance

Deuxième opus de la trilogie Jurassic World et cinquième de la franchise Jurassic Park, Fallen Kingdom sorti en 2018 avait confirmé les problèmes apparus dans le précédent volet de Colin Trevorrow tout en ajoutant de nouveaux.

Si le film a tenté, comme bien des suites, de faire toujours plus grand, plus gros, plus fort, ce fut en dépits du bon sens, accumulant les incohérences et les facilités. De toute cette bouillabaisse, on pourra néanmoins apprécier les quelques morceaux de drame humain subsistant de la réalisation soignée de J. A. Bayona, débauché par la Universal pour faire le film.  Il est cependant regrettable d’utiliser un réalisateur aussi distinct à si mauvais escient, et en retirant au maximum sa patte artistique.

Le fil rouge du film pose déjà un problème logique de taille. Les dinosaures de Isla Nublar, à présent libres de baguenauder sur l’île après la destruction de Jurassic World, sont à la merci d’un volcan venant de se réveiller. Cet élément est directement récupéré du roman d’origine Jurassic Park par Michael Chrichton. A Hollywood, rien ne se perd, et rien ne se crée.

Le monde débat sur la nécessité de sauver ces mutants préhistoriques ressuscités artificiellement ou de les laisser mourir et ainsi régler une fois pour toutes le problème.
Ian Malcolm, qui aura toujours incarné le pragmatisme, plus encore que le cynisme, est formel. Ces êtres ne sont pas des espèces que nous aurions poussé vers l’extinction mais le résultat d’une exploitation abusive de la bio-technologie.

Seulement ce n’est pas Malcolm que l’on suit, puisqu’il ne s’agit que d’un caméo un brin putassier, mais bien nos protagonistes du premier film, Claire Deering et Owen Grady, accompagné de quelques nouveaux personnages fonctionnant surtout comme ressorts comiques. Claire est à la tête d’un mouvement pour sauver les dinosaures de Nublar et c’est ainsi que le fourbe Mills propose un plan d’action à notre amoureuse des dinos, utilisant la naïveté de nos pauvres nigauds de héros pour récolter les dinosaures du parc à des fins moins altruistes que promises. Le film cherche clairement à nous faire passer un discours sur la façon dont notre société ultra-libérale néo-capitaliste considère les animaux, à savoir comme rien de plus que de la marchandise exploitable à l’envie. Le discours n’est pas nouveau – The Lost World : Jurassic Park disait peu ou prou la même chose – mais peut être pertinent, s’il n’avait pas comme objet des êtres génétiquement modifiés qui n’ont jamais été conçus pour vivre dans le monde extérieur.

Le climax du film est symptomatique de cette dissonance. Alors que les dinosaures sont menacés de mourir d’un gaz toxique, Claire refuse au dernier moment de presser le bouton pour ouvrir la porte du hangar et ainsi les libérer. Les dinosaures sont sauvés in extremis par Maisie, la petite fille révélée plus tôt comme étant elle-même un clone. Si cela ne suffisait pas comme symbolique, elle le dit au spectateur, histoire de bien insulter son intelligence : « Ils sont vivants, comme moi ».
Non seulement on serait tenté de rire de ce raccourci, mais ce geste et cette déclaration ont un arrière-gout de discours anti-avortement assez nauséabond, surtout dans une Amérique encore gouvernée par Trump au moment de la sortie du film

Surtout, cela achève de faire de Fallen Kingdom une fable anti-spéciste, où le simple fait de tuer des animaux ou plus précisément de les laisser à leur triste sort, est vu comme horrible et insensible. La vie animale doit être préservée à tout prix, même en dépits du bon sens. Tous les films hollywoodiens sont des manipulateurs émotionnels et s’adaptent à ce qui fait tiquer leur public selon les modes, car oui, l’affect aussi a ses modes.
Or nous nageons actuellement dans un océan de diatribes activistes débridées où toutes les causes sont bonnes mais aucune méthode ne l’est, suite à une absence de réflexion pragmatique. On ne réfléchit plus que par l’affect, comme un enfant triste que son chat fut piqué pour abréger ses souffrances.

C’est d’autant plus risible que l’un des reproches récurrents faits aux deux films Jurassic World est le traitement anthropomorphique de ses animaux stars, détruisant tout sentiment d’authenticité, même face aux hybrides monstrueux que sont l’Indominus rex et l’Indoraptor. Nous savons que le deuxième film était purement transitoire, servant à nous emmener là où Trevorrow voulait nous amener depuis le début, à savoir les dinosaures vivant dans le monde des humains. Il est cependant déplorable que pour arriver à ce stade des événements, il faille faire tant de pieds de nez à la logique, dépenser tant de temps et d’argent, et perpétuer un discours actuel des plus idiots, plus proche des véganes extrémistes et de PETA que de Green Peace et Greta Thunberg.

Ce climax pose un autre problème, encore plus insidieux qu’il est partagé par plusieurs blockbusters créés à l’ère du réchauffement climatique. Il y a dix ans, on voyait encore l’apocalypse environnementale comme une menace concrète mais face à laquelle il restait suffisamment de temps et de ressources pour l’endiguer. Aujourd’hui le discours a changé. L’apocalypse est déjà là, le mal est fait, et nous ne pouvons plus rien y faire. Il est trop tard et nous devrons vivre avec*. Ce constat dénué d’espoir ou d’illusions peut avoir du mérite dans un film, même populaire et boursoufflé, pour autant que la métaphore fonctionne.

Ici, l’urgence n’est pas climatique, mais technologique. La génétique appliquée au clonage débridé est vue comme une boîte de Pandore impossible à refermer. Cependant, une technologie reste un outil et un outil n’existe que par son usage, ce qui est l’exact contraire du réchauffement climatique qui n’existe maintenant plus que par notre inaction.

Jurassic World Fallen Kingdom invite à l’inaction, à laisser la situation empirer sous l’autel de la sacro-sainte loi du chaos. Cette notion qui exprimait judicieusement la dynamique du film originel de 1993 est à présent une excuse pour passer d’un point a à un point b. Godzilla King of Monsters de Mike Dougherty épousait la même mentalité, avec ses Kaiju restaurant faune et flore sans que l’homme ne soit plus responsable de rien. Ces films répondent à la même logique, à savoir de considérer l’homme comme n’ayant aucun réel contrôle sur le monde qui l’entoure. On aurait pu y voir une preuve d’humilité mais de la part de grands studios américains eux-mêmes possédés par des magnats de la finance et de la télécommunication, on peut soulever un sourcil suspicieux.

La fable de l’homme sans contrôle est un discours déresponsabilisant, confortant les masses à l’idée que nos actions n’ont au final que peu de conséquences, peu d’importance, peu de valeurs. Cette conviction nous contraint, comme dans Children of Men d’Alfonso Cuaron, à « continuer comme avant » même si le monde s’effondre autour de nous. De là à dire que cette soumission complaisante au système par certitude de ne pas avoir de contrôle sur les choses arrange bien nos dirigeants, il n’y a qu’un pas, que je vous laisserai, chers lecteurs et lectrices, le choix de franchir.

*Le dernier opus Jurassic World Dominion, sorti en 2022, perpétue ce discours irresponsable vouant l’humanité à cohabiter avec des espèces disparues parfaitement inadaptées à notre monde. Le film possède bien d’autres défauts d’écriture et agite un hochet nostalgique devant son public, en plus de complètement réécrire certains éléments importants de la trame du précédent opus.

Rogue One: a Star Wars story

Hier j’ai vu Rogue One: A Star Wars story, réalisé par Gareth Edwards et produit par Disney.
Au risque de décevoir, je ne serai pas aussi dithyrambique que la plupart des critiques, mais cette nouvelle virée dans la guerre des étoiles n’a rien d’un ratage. La principale faiblesse du premier spin-off de la franchise réside dans le traitement de ses personnages. S’ils sont tous assez attachants, ils ont rarement la liberté de s’exprimer au-delà de leur fonction et même l’héroïne n’échappe pas à un syndrome de revirement idéologique un peu facile.
Certains moments émotionnels paraissent un peu forcés, notamment en comparaison avec le reste du film dont le ton beaucoup plus sombre qu’un Star Wars habituel avait de quoi surprendre agréablement. Le personnage du père de Jyn Erso, interprété par Mads Mikkelsen, a été clairement créé pour mourir tragiquement, et donner motivation à l’héroïne. Un bon exemple de ce que les anglophones appellent « fridgeing ». Mais au-delà de ces défauts, le film est superbement réalisé par Gareth Edwards, qui prouve sa maîtrise dans les moments claustrophobiques, autant que les scènes dantesques. Si le film, d’un point de vue de la photographie, ne ressemble presque à aucun autre Star Wars, le réalisateur puise pourtant son inspiration dans les propres influences de George Lucas, à savoir les films de Kurosawa (plusieurs plans semblent directement inspirés des films du réalisateur nippon) et les films de guerre.
Le dernier acte du film a de forts relents de « Soldat Ryan » et évoque autant le débarquement de Normandie que les conflits au Pacifique. Le design de plusieurs personnages, créatures et autres extra-terrestres reprend l’esthétique Star Wars mais y insuffle aussi beaucoup de la S-F des années 50 qui a inspiré la franchise. Dans l’ensemble, tout colle esthétiquement et on peut tout-à-fait croire que le film se passe dans la temporalité du premier Star Wars tout en nous offrant du neuf. Edwards sait aussi faire ressortir l’impact émotionnel et même tellurique des pertes humaines (nombreuses) et de la nervosité des combats.
On sent fort bien l’urgence de cette mission suicide, et la terreur qu’inspire l’Empire. Parlant de l’empire, leur iconisation est quasi-parfaite, non seulement par le respect des costumes et de l’esthétique originale, mais aussi par les méchants, même si Krennic, le directeur des opérations de l’Etoile de la Mort, pâlit en comparaison d’un commandant Tarkin (avec un Peter Cushing ressuscité numériquement) et bien sûr de Darth Vader, dont les apparitions cruellement brèves (mais c’est pour le mieux selon moi), font mouche à chaque fois. Cependant, cette frustration de Krennic rend le personnage intéressant. On perd en intimidation et on gagne en curiosité. Le film est certes sombre dans sa globalité, mais il se permet des dialogues d’un humour cinglant, faisant toujours mouche, la plupart du temps par l’intermédiaire du droide cynique K-2.
Même si nos protagonistes sont introduits trop subitement pour être pleinement attachants, leurs personnalités sont toutes bien définies et chacun a au minimum une scène iconique. Ils représentent aussi tous plusieurs castes et mouvements de pensée différents, montrant à quel point la galaxie est diverse (une impression renforcée par l’ethnicité multiple du casting). Certains se demandaient si le film assumerait sa portée politique, question cruciale à l’avènement de Trump et du basculement de l’Amérique dans le côté obscure. Le film reste plutôt vague sur ces questions, même si plusieurs lignes de dialogues font ressortir un constat dur mais juste; à savoir que la résistance face au totalitarisme est terriblement divisée.
Nos héros devront non seulement faire face aux forces de l’Ennemi, mais aussi à la couardise de leurs supérieurs. Leur nom d’équipe, « Rogue One », symbolise parfaitement cela. Ils sont des renégats. Des têtes brulées qui décident de désobéir, pour le bien de la cause la plus juste, unis par ce concept qui sera l’enjeu de tout le film; l’Espoir. Au-delà de la référence évidente au « Nouvel Espoir », le premier Star Wars, c’est aussi le message principal du film. Et pour transmettre cet espoir, sous la forme d’une disquette contenant les plans de l’infernale Etoile, nos héros y perdront la vie. Une autre grande qualité du film.
Aucun de nos protagonistes n’en réchappe, après avoir rempli leur mission. Cette décision ancre le film dans son genre, le film de guerre, rappelle les films de sabre où souvent tout le monde meurt, et réaffirme son parti pris, loin de la sécurité de la série principale « tout publique ». C’est ce qui, à mon sens, donne au film son mérite, et qui pardonne selon moi ses tentatives bancales de sentimentalisme. La guerre ne pardonne pas. Les héros ne vivront pas pour voir leurs exploits récompensés. Mais leur sacrifice permettra à l’Alliance de remporter une victoire décisive.
Pour terminer cette critique déjà plutôt longue, j’ajouterai que le « fan-service » tant redouté pour ce film, se limite au strict minimum, et si Tarkin et Vader sont l’argument nostalgique principal, ils n’interviennent jamais de manière artificielle dans le récit. Au contraire, leurs interventions sont savamment équilibrées et me paraissent justifiées. Disney a déjà prévu pléthore d’autres spin-offs, et si j’espère qu’ils garderont la même intégrité et originalité de ton que Rogue One, je confesse être plutôt emballé pour la suite. Merci, chers rebelles, d’avoir ouvert la voie !

Retour vers le Passé: Une réflexion sur notre présent et la trilogie de Zemeckis

Ca y est, nous y sommes. Le 21 octobre 2015. Nous avons enfin rejoint Marty McFly et Doc Brown à moins que ce ne soit eux qui nous aient rattrapé. Car l’avenir prometteur fait de baskets qui se lassent toutes seules, de vestes qui se sèchent toutes seules et de « overboard » est bien différent du présent que nos pères nous ont laissé. La technologie a certes progressé de façon exponentielle depuis la fin des années 80 mais pourtant, nombre d’entre nous éprouvons un sentiment de stagnation. Car en fin de compte, les problèmes d’il y a 30 ans sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui. La politique, l’éthique, les rapports humains et l’écologie restent des enjeux majeurs et la solution à nos soucis semble bien lointaine, aussi lointaine que notre vision bien enfantine du monde de demain. Un nouveau complexe de l’an 2000 ?

Souvent les périodes d’angoisse face à l’avenir entraînent un regain de nostalgie. Et pour ce qui est de la nostalgie, nous sommes servis ! Entre les retours de Terminator, Jurassic Park, Mad Max et Star Wars, madeleine de Proust ultime, les studios hollywoodiens ont repéré notre faiblesse et l’ont exploité au maximum, profitant de notre frustration d’adulte face à un monde gris et de nos souvenirs sublimés d’une enfance rêveuse. Et cette vague rétro n’a pas fini de déferler. Les divers projets de suites à Alien et Blade Runner ainsi que le remake au féminin des Ghost Busters alors que le projet de troisième opus était mort et enterré démontrent les talents de nécromancien de nos chères compagnies de la vallée du Blockbuster. Bien sûr, tout n’est pas à jeter dans les productions cinématographiques grand public de ces dernières années.

Parmi les exemples que j’ai cités se trouvent d’authentiques bons films (Mad Max Fury Road remportant facilement la palme) et la pratique du remake n’a rien de méprisable ni de nouveau. Ce qui m’interroge et m’inquiète quelque peu, c’est que nombre de ces films font sentir leur attrait premier de réveiller le gamin des années 80-90 qui sommeille en nous comme l’argument principal pour nous pousser à acheter une place. Notre déception face à la situation mondiale actuelle est-elle si forte que nous ne sommes plus bons qu’à nous réfugier dans les réminiscences ? Le futur serait de l’histoire ancienne ? Je suis d’accord qu’après des décennies passées à vivre dans une société capitaliste, conformiste et hétéro-normative, le ras le bol est compréhensible. Quand nos dirigeants ne sont pas des clowns, ce sont des fous dangereux.

La santé et la culture sont de moins en moins soutenues financièrement et les tensions raciales dans certains pays développés ne cessent de monter. Notre présent est peu glamour en effet et le réchauffement climatique que certains parviennent encore à nier nous offre une vision plus proche d’un scénario post-apocalyptique que d’une souriante utopie. Mad Max n’est pas si loin de la vérité. Nous sommes dans la mouise et nous n’aimons pas cela. Mais ce que nous oublions dans notre pessimisme, c’est que nous possédons tous les outils pour changer la donne et, sinon l’assurer, du moins nous rapprocher d’un monde meilleur. Pour cela, il ne faut pas s’accrocher à la forme de la saga Retour vers le Futur mais à son fond, sa morale finale. Le futur est entre nos mains. Il est ce que nous en faisons. C’est certes peut-être un brin naïf pour nous qui avons grandi dans une société suprêmement cynique qui aime à broyer nos espoirs, mais c’est toujours mieux que de se lover dans un coin en attendant l’apocalypse. Les héros de la trilogie de Robert Zemeckis étaient proactifs, intègres, cherchant toujours une solution à leurs problèmes, quand bien même tout semblait perdu. Il suffit d’agir. Et c’est à cette seule condition que nous aurons droit au futur, le vrai, celui dont nous rêvions.

 William Bailey