Le Goût des Mots

Les mots, c’est-à-dire le langage articulé et codifié, accaparent nos esprits de façon quotidienne, à plus forte mesure en notre époque surchargée de signaux et de signifiants au point qu’ils se sabordent mutuellement dans une soupe sémantique où tout se vaut, et par conséquent où la parole donnée n’a plus de valeur intrinsèque.

Et pourtant quels délices les mots peuvent nous procurer lorsqu’ils sont utilisés avec justesse et à bon escient. Sans vouloir faire preuve de chauvinisme, le français reste l’une des langues les plus agréables lorsqu’il s’agit d’en explorer la dimension poétique. Malgré ses déboires récents, l’Hexagone reste réputé à la fois pour sa gastronomie et son éloquence. Les deux disciplines ne sont pas si éloignées et c’est en explorant la langue de Molière qu’on en apprécie les liens subtils qui les unissent.

Les mots ont une consistance, un volume, une épaisseur. Or le plus souvent, les volumes occupant temporairement nos bouches sont nourriture. Pour preuve, l’on dit bien d’une personne peinant à articuler qu’elle mange ses mots. Avant de manger, il convient de jouer des mandibules afin qu’un mot ne vous reste pas en travers de la gorge. D’une personne un peu trop franche on dit qu’elle ne mâche pas ses mots, sans doute parce qu’ils sont trop gros. Qu’il s’agisse d’un interrogatoire musclé ou d’une exhortation bienveillante, on demande à qui de droit de cracher le morceau. C’est paradoxalement après avoir craché ledit morceau qu’on passe à table.

Fait amusant, les mots deviennent liquides dès qu’il s’agit de les transmettre à un interlocuteur. D’un auditeur attentif jusqu’à la dévotion, on dira qu’il boit les paroles de l’orateur. Le propre rejoint parfois le figuré si d’aventure le conférencier est sujet au postillon. Solides, liquides ou non-euclidiens, les mots ont une saveur. Les mots tendres, les mots durs, ceux qu’on ne mâche pas justement, les piques acides et les répliques amères.

D’une anecdote licencieuse on a l’habitude de dire qu’elle est salée. C’est bien pour cela qu’il est bon de la faire suivre par quelques mots doux, histoire de faire passer la pilule, preuve de plus que les mots s’ingèrent y compris en capsule.

L’on peut forcer cette ingestion lorsque l’honneur est bafoué. On fera ravaler ses paroles au mauvais plaisant, ce qui reste moins dramatique que de lui faire rendre gorge. Inversement un flot de paroles difficilement contenu risque fort bien d’être expulsé avec violence. On vomit alors tout ce qu’on avait sur le cœur. Régurgiter les mots est étrangement plus aisé, surtout si on les a facilement bu comme notre auditeur de tout-à-l ’heure. A force de régurgitation, on aboutit fatalement à des formules prémâchées. Plus faciles à gober pour le tout-venant mais sans saveur.

Tel un chewing-gum, les mots s’affadissent à force de mastication. Mais trop habitués que nous sommes à user des mots sans y penser, ainsi qu’on se bâfre distraitement de malbouffe, tout un buffet de mots délicats, épicés, délectables se dérobe à nos sens.

Si le dictionnaire est un menu de cantine, et le langage parlé un snack bar, les livres nous offrent la gamme complète. Une telle richesse pousse à la gourmandise. Et c’est bien normal, puisque lorsqu’un livre nous plait, il n’est pas rare qu’on le dévore.

  • Guillaume Babey

Antispécisme: arnaque morale

L’antispécisme est de façon générale basé sur un argument fallacieux en forme d’homme de paille, l’existence d’un prétendu « spécisme », à savoir une discrimination par l’homme des autres espèces animales illustrée notamment par l’exploitation agro-alimentaire.

Or, le concept même de discrimination au niveau systémique ne peut être applicable qu’envers d’autres êtres humains, seuls à être capables de réaliser soit qu’ils sont exploités soit qu’ils sont les exploiteurs.

S’il est exact que nous altérons de façon conséquente l’équilibre écologique de nos écosystèmes, par la destruction d’habitats naturels au profit d’une exploitation exponentielle d’espèces animales à un rythme impossible, la domestication industrielle ne peut en aucun cas être mise sur le même plan moral que la colonisation, la Shoah ou les massacres homophobes en Tchétchénie.

Et si le fait de consommer d’autres formes de vie comme moyen de subsistance est un « spécisme », alors pratiquement toutes les formes de vie pratiquent cette discrimination !
Il est parfaitement absurde de prêter au cycle trophique une intention morale tout comme il est parfaitement stupide de vouloir tuer tous les prédateurs ou de bétonner le monde sous prétexte que tuer pour vivre serait cruel à nos yeux d’humains en pleine projection affective ! L’antispécisme est un déni du fonctionnement normal de la vie sur Terre !

De plus ce mouvement est souvent hypocrite et criblé de contre-vérités. Les activistes répondant de cette idéologie se concentrent principalement sur l’exploitation animale vertébrée. Mais que dire alors des insectes dont nous menaçons l’existence par nos pesticides et déboisements ?

On entend rarement les antispécistes à ce sujet, hormis peut-être sur la question de l’apiculture, sans doute parce qu’elle est l’exploitation la plus commune d’invertébrés dans les pays développés. Or, les insectes et autres arthropodes constituent plus des deux tiers des espèces vivantes sur notre planète et toutes les études récentes démontrent leur importance cruciale au sein des écosystèmes.

Pourquoi donc ne pas concentrer nos efforts dans la protection des invertébrés plutôt que de caillasser des boucheries familiales sous prétexte que les cochons, vaches et autres moutons ont un système nerveux et un instinct maternel ?

Et surtout, quid de l’exploitation végétale ? Les antispécistes étant le plus souvent membres de l’idéologie végane, leur combat se concentre sur les animaux mais l’agriculture intensive est tout aussi responsable des dérèglements écologiques que nous subissons actuellement. Les monocultures appauvrissent la diversité des espèces, les pesticides empoisonnent les sols, affaiblissent les défenses immunitaires des plantes et déciment les populations invertébrées comme mentionné plus tôt, et donc contribuent à une paupérisation de notre propre alimentation.

La plupart de ces monocultures exploitent des travailleurs sous-payés dans des pays en voie de développement, perpétuant une forme insidieuse de colonialisme. Il me semble que le sort de ces êtres humains reste plus important que le désir égoïste de quelques hipsters d’avoir un substitut au lait animal par tous les moyens et pour des prix défiant toute concurrence. La question des laits végétaux est d’autant plus épineuse que plusieurs de ces produits sont la propriété de grands groupes agro-alimentaires qui non contents de réduire plusieurs peuplades à un semi-esclavagisme s’accaparent les ressources en eau potable.

Le lait de vache vendu par un paysan local qui prend soin de ses bêtes a un impact écologique considérablement moindre que le grand propriétaire de champs de soja ou l’exportateur de jus de riz et de lait de coco. Notons d’ailleurs que la culture du soja est souvent à l’usage de nourrir les troupeaux, l’exploitation du substitut miracle trouvant donc sa source dans l’industrie que combattent les antispécistes !

Si les antispécistes et les Véganes sont à ce point malhonnêtes sur le plan intellectuel malgré des motivations louables, c’est que la manipulation émotionnelle est hélas un biais très efficace dans la quête de sensibilisation des masses. Le déséquilibre trophique pour le quidam reste une notion trop abstraite pour qu’il cesse de bouffer 10 kilos de barbaque à chaque barbecue estival.

Tandis que lui dire, comme le fit l’acteur Joaquin Phoenix dans un discours opportuniste lors d’une remise de prix, que la vache ressent de la peine quand on lui arrache son petit veau pour le tuer et le manger, ça peut faire son petit effet, lâcher une larme et même dans certains cas induire une sorte de rejet pavlovien à la vue de toute chair animale.

Ce discours ne pouvait voir le jour que dans la culture occidentale, avec une forte influence des principes moralistes anglo-saxons. Si les régimes végétariens voire végétaliens se retrouvent dans d’autres cultures, notamment en Inde, ils ont rarement atteint le degré de hargne et d’idiotie dont font actuellement preuve les antispécistes de tout poil. Aucune civilisation n’a prospéré en niant les habitudes omnivores de notre espèce. Aucune peuplade nomade ou indigène, qui pourtant dans l’idée galvaudée du « bon sauvage » devrait avoir la sympathie des partisans de la décroissance, n’a été pleinement végane.

Ne consommer aucun produit d’origine animale ne fait pas non plus de vous une meilleure personne par voie de conséquence. Pour autant de végétariens et véganes vertueux, il y a autant de contre-exemples, à commencer par Hitler, grand défenseur de la cause animale. Il est d’ailleurs intéressant de constater que de nombreuses sectes apocalyptiques, fondées par des leaders autant charismatiques que psychopathes, ont souvent prêché le véganisme.

De là à voir une corrélation entre véganisme et pulsion autodestructrice, il y a un pas que je ne franchirai pas, par prudence et modération. Il est certain en tous cas que l’argument moral avancé par les défenseurs de telles privations est propice à flatter la vertu et donc d’endoctriner de nouveaux disciples.

La satisfaction morale ne nourrit pas son homme et la plupart des personnes suivant un régime végane drastique doivent pallier à des carences par le truchement d’aliments de synthèse ! Un énième déni de nature qui non content de montrer les difficultés de s’astreindre à un tel régime permet à des laboratoires tenus par de grands groupes pharmaceutiques de se dorer la pilule sur le dos de ceux dont l’idéologie les persuade de rendre le monde meilleur. L’activité de ces dits laboratoires n’est pas non plus un exemple de bonne tenue écologique.

La moralité étant toujours illogique, posons aux antispécistes le problème suivant. La majorité des espèces animales exploitées à échelle industrielle ne sont pas à proprement parler « naturelles ». Elles ne sont pas le fruit d’une sélection darwinienne mais de croisements supervisés par l’homme. Ces espèces n’ont pas été arrachées à leur écosystème, elles nous ont accompagné depuis des siècles, voire des milliers d’années, et nous les avons progressivement incorporées à notre propre écosystème manufacturé. Ces vaches, cochons, chèvres et autres gallinacés sont l’extension de notre volonté, pour ne pas dire de nous-mêmes. Certaines sont à ce point dépendantes de notre supervision qu’elles n’existent plus à l’état sauvage, comme c’est le cas du vers à soie.

Si nous devions cesser du jour au lendemain toute exploitation animale, que va-t-il advenir de ces populations animales « dégénérées » qui n’ont pas leur place dans la vie sauvage ? les mettre en liberté causerait une catastrophe écologique d’envergure. L’importation d’espèces sur les îles du Pacifique est un bon exemple des ravages que ces animaux pourraient causer. Non content de perturber la faune sauvage, ce serait signer l’arrêt de mort de la majorité de ces bêtes domestiques, trop vulnérables pour tenir longtemps sans notre protection. Ne serait-ce pas là une forme de cruauté ?

Les garder dans leurs enclos en continuant de s’occuper d’elles sans les tuer serait contre-productif puisque les émissions de CO2 produites autant par les animaux eux-mêmes que par les structures qui les font vivre (y compris les champs de monocultures pleines de pesticides) ne diminueraient pas. D’autant que cette option pose la question du droit à la reproduction. Si l’on voulait diminuer l’impact écologique de ces êtres vivants, il faudrait instaurer une stérilisation de masse. Ne serait-ce pas une atteinte au droit de vie de ces animaux ?

Cela nous amène logiquement à la troisième option : tuer absolument tous les animaux destinés à la consommation. Un geste qui pour certains antispécistes et autres activistes pourrait être cruel et donc contraire à leur combat. Et quand bien même ces champions de l’empathie accepteraient ce sacrifice comme étant nécessaire, comment disposer au mieux des milliards de carcasses résultant de cette hécatombe sinon les manger ou les donner en pâture aux prédateurs sauvages ?

En conclusion, l’antispécisme en tant que thèse ne tient sur aucune base intellectuellement solide, confond l’éthique et la morale, et comme presque tous les mouvements extrêmes se trompe de cible.

Le problème principal de l’exploitation du vivant est une question de proportions et de pragmatisme. Nous produisons et consommons trop, d’absolument tout, que ce soit des végétaux, des animaux ou des mycètes. Cette surconsommation induit une chaîne de conséquences favorisant un cercle vicieux où nous épuisons nos ressources tout en empoisonnant notre écosystème. En d’autres termes, le problème n’est pas de tuer des animaux mais de causer la disparition de l’espèce humaine en laissant notre planète exsangue.

Lorsque notre terre ne sera plus qu’un amas de braises, de sable et d’orages perpétuels, que le dernier criquet aura cessé de chanter, que le dernier coq se sera tu et que la dernière vache aura perdu son dernier veau mort de faim, la question de savoir s’il est bien moral de tuer pour survivre ne pourra plus se poser. La réponse s’imposera à nous, comme toute autre nécessité. Une réponse qui impliquera de dévorer son prochain comme le dernier Saturne venu. Et ce n’est pas Joaquin Phoenix prostré dans sa tour d’ivoire qui pourra me contredire.

  • Guillaume Babey

La Ballade d’Eve et Lucy

AVERTISSEMENT : Cet essai se concentre sur les mythes autour des notions de genre et de féminin/masculin. Il ne s’agit en aucun cas d’une critique du féminisme auquel l’auteur de ces lignes se souscrit. Merci et bonne lecture.

C’est officiel, l’Éternel Féminin est mort. Réjouissez-vous, chasseurs de mythes et autres iconoclastes, la femme au singulier n’existe plus. Les luttes féministes ont réussi à nous rappeler que les femmes sont des hommes comme les autres, pour reprendre une formule du regretté Wolinski. Déboulonnée la statue de la mère, lavé le blason de la putain, les femmes sont des individus comme les autres, bigarrés et multiples, aussi faillibles et désorientés que leurs congénères masculins en notre époque de crise généralisée, où les pêchés de la surconsommation nous reviennent à la figure sous forme de réchauffement climatique.

Mais où vais-je avec cette complainte vaguement sexiste me direz-vous ? Nulle part si ce n’est pour introduire la notion du mythe féminin. Le genre étant une construction sociale, dont les ramifications avec le réel dépendent de l’état des cultures humaines, il est normal qu’il s’accompagne de légendes et autres paraboles pour soutenir et articuler ses spécificités. N’ayant pas les compétences d’un anthropologue, je me concentrerai sur notre propre substrat culturel, et celui adopté par les pays dits développés.

Différents mythes occidentaux transmettent l’idée que les deux sexes identifiés sont la résultante d’une séparation, parfois douloureuse, qui serait à l’origine du désir hétérosexuel de se confondre à nouveau, féminin et masculin entremêlés. On peut citer la figure grecque de l’Androgyne ou même la tradition judéo-chrétienne où Eve fut créée à partir d’une côte d’Adam. Si ce passage de la Genèse crée déjà un rapport de force entre hommes et femmes, il peut aussi être vu comme la preuve que le genre masculin possède en lui le féminin. On a attribué au Christ de nombreuses qualités considérées comme féminines à l’époque médiévale.

Les avancées de la science permirent un début de rationalisation du statut des sexes sans pour autant détruire les mythes fondateurs de nos sociétés patriarcales. La théorie de l’évolution par sélection naturelle, malgré sa véracité mainte fois démontrée depuis, n’a pas pu éviter la récupération idéologique, notamment celle du darwinisme social, justifiant la continuation du colonialisme et l’avènement du capitalisme. Il n’en demeurait pas moins que l’homme n’était plus la Création de Dieu mais le produit d’un long processus d’adaptation.

Ainsi, la parenté de l’homme avec le singe inspira la figure du singe masculin représentant la primalité de la pulsion phallique s’ingéniant à enlever des femmes tout autant sexualisées mais bien humaines. De Ingagi à King Kong, la belle restait la belle et l’homme restait la bête. L’occidental acceptait que le mâle soit singe mais pas la femme, encore figure idéalisée et donc mise hors du réel. Il est intéressant de constater que l’animalité masculine du 20ième siècle produit une inversion des valeurs par rapport au monde prémoderne, puisqu’au Moyen-Âge, c’était la femme qu’on associait plus volontiers aux animaux et qu’on dotait d’une sexualité débridée. Notre vision de l’homme comme plus porté sur la chose que les femmes est donc tout aussi arbitraire que le contraire.

Il fallut attendre 1974 pour que la figure féminine contribue à la vision scientiste lorsque furent découverts les restes assez complets d’une femelle australopithèque. La chanson Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles passait alors à la radio sous la tente des paléontologues, parmi eux le regretté Yves Copens. Le spécimen fut ainsi baptisé Lucy et devint une sorte d’égérie scientifique, peut-être la première du genre. Incidemment, Lucy est issue du latin Lucia qui signifie lumière. Autant dire que la petite Australopithèque fut pour beaucoup une révélation, un phare dans l’obscurité nous guidant vers nos origines.
Une nouvelle Marianne, porte-étendard de la révolution préhistorique.

A cet instant, les femmes n’étaient plus filles d’Eve mais nous étions tous enfants de Lucy. Les mythes millénaires ayant la vie dure, nous transposâmes sur Lucy tous nos atavismes judéo-chrétiens. Elle était non seulement notre nouvelle Eve, moins stigmatisée car « innocente », mais notre sainte Vierge aussi. Nous la voyions comme une icône et non comme un individu, autant qu’on puisse considérer un fossile vieux de 3 millions d’années sous ce jour. Même le comique Raymond Devos, pourtant homme de foi, mit en scène « la petite Lucy » comme symbole de l’aube de l’humanité au cours de son sketch La Survie d’un Squelette. L’héroïne de la série animée Cyberpunk Edgerunners s’appelle également Lucy et semble à certains aspects représenter le futur de l’humanité.

Eve n’avait pas dit son dernier mot cependant. Si nous passons outre tous les personnages de fiction portant son nom, la science a aussi récupéré la première femme de la Création à son compte, dans le domaine cette fois de la génétique. Si vous vous souvenez de vos cours de biologie au secondaire, vous vous rappelez que les mitochondries, où se situe la fabrication de l’énergie au sein de nos cellules, ne sont transmissibles que par l’ADN maternel. Cela implique que devait exister une femme, la plus récente à avoir engendré toutes les lignées humaines dans une succession ininterrompue. On nomma cette hypothétique femme « Mitochondrial Eve ».

Ce terme porte avec lui son lot de mécompréhensions et donc de mythes. La théorie n’affirme pas que nous descendions tous d’une même et unique femme, la population humaine n’ayant jamais aussi drastiquement baissé. De plus, il est tout-à-fait possible que d’autres femmes du temps d’Eve aient des descendants aujourd’hui. De plus, l’Eve mitochondriale n’est pas forcément un seul individu. Une lignée mère-fille a pu disparaître, déplaçant le « rôle » d’Eve dans une autre lignée lui ayant survécu. Enfin, l’Eve mitochondriale ne remplit pas le rôle du plus proche ancêtre commun. Il existe un pendant masculin, le « Y-chromosomal Adam », qu’il faut traiter avec la même prudence méthodologique.

Le processus scientifique ne s’arrêtant jamais, l’importance de Lucy dans l’évolution de notre lignée fut relativisée. Tout comme Archaeopteryx n’est pas l’ancêtre de tous les oiseaux, Australopithecus afarensis n’est qu’une des multiples branches cousines de l’humanité. Cette réévaluation s’inscrit dans une vision moins linéaire de l’évolution humaine. Comme pour toute autre espèce vivant sur terre, nous ne sommes qu’une branche d’un arbre touffu où poussèrent également Neandertal, Homo florensiensis, l’homme de Java, Homo erectus, Homo heidelbergensis, etc.

Malgré les récentes découvertes démontrant que nous nous sommes hybridés avec d’autres membres du genre Homo, et que les Occidentaux ont notamment 2% de leur code génétique hérité de Neandertal, il n’en demeure pas moins que nous sommes le seul homininé encore debout. Tous nos cousins ont disparu, possiblement par notre action, plus probablement par une incapacité à s’adapter aux changements drastiques de leur environnement.

Peut-être que c’est de cette solitude phylogénétique que découle notre obsession à nous subdiviser, à créer des catégories artificielles, afin tout à la fois de se sentir moins seuls et de se conforter dans nos limites tribales. Ainsi tous les mythes féminins, masculins, androgynes, et les débats actuels sur le genre découleraient de la même source, à savoir notre indissoluble et insupportable unicité.

Il est rassurant pour certains de croire que les femmes seront toujours des femmes, que les hommes seront toujours des hommes, et que toutes preuves de l’artificialité d’une vision aussi binaire ne sont que des anomalies, des âmes en détresse vivant dans le déni. Mais pourquoi s’accrocher encore aux branches de l’arbre de la Connaissance, celui qui nous expulsa du jardin d’Éden ? Car le bannissement du premier couple n’a pas commencé au moment où le Dieu vengeur et jaloux du Premier Testament leur montra la sortie de son doigt impérieux.

Non, Adam et Eve au temps de la Préhistoire étaient déjà coupés du reste du monde au moment où ils acquirent la conscience d’eux-mêmes, de leur nudité, autrement dit du fait qu’ils sont humains et que rien d’autre autour d’eux ne l’est. C’est notre conscience qui nous empêcha de nous reconnecter au monde vivant, dans ce grand brassage trophique où tous les atomes sont reliés et se répondent.

Saurons-nous, au moment de faire face à notre propre extinction, nous unir à nouveau, libérés des mythes, de la peur, de nos égos ? Faut-il que nous soyons au bord du précipice pour qu’enfin advienne la reconstitution de l’humanité en un corps, ni féminin ni masculin ni même androgyne ? Ou serons-nous encore à nous terrer dans nos cadres étroits, à nous nourrir d’illusions quand se couchera le soleil pour la dernière fois ? Et qui, d’Eve ou de Lucy, dans ce désert irradié, marchera seule vers l’horizon ?

  • Guillaume Babey

« Pour adultes » : Les origines d’un malentendu

Ah, notre époque moderne. Ses craintes, ses absurdités, et surtout ses débats ubuesques où tout le monde a tort car personne ne sait de quoi l’on parle. Parmi les nombreuses discussions qui tournent en rond sur internet au point de produire leur propre centre de gravité, on trouve la question des divertissement dits « pour adultes ». Comprenez par là des productions, le plus souvent audio-visuelles, destinées à un public majeur.

Présentée ainsi, l’expression « pour adulte » ne souffre d’aucune ambiguïté. Elle ne fait que désigner une démographie déterminée par l’âge de la citoyenneté (18 ans dans la plupart des pays européens) et la fin du développement physiologique des individus, soit au début de la vingtaine. Or donc, comment les internautes ont-ils compliqué inutilement ce terme ?

Le problème est avant une question de sensibilités culturelles et d’instrumentalisation médiatique. On a pu lire sur Tumblr ou Twitter des affirmations du type « ce n’est pas parce que telle œuvre contient du sexe et/ou de la violence que c’est plus adulte qu’une qui n’en contient pas » ou encore que « telle œuvre est puérile car elle flatte nos plus bas instincts au lieu de parler de vraies problématiques » et enfin que « telle œuvre destinée aux enfants est beaucoup plus adulte que bien des œuvres destinées aux grands ».

On perçoit tout de suite une confusion sémantique liée au terme « adulte », probablement influencée par la langue anglaise, toute puissante en ligne. Précisons que le médium le plus touché par ces controverses est l’animation pour adulte, qui a connu un récent regain d’intérêt ces dix dernières années.

Ces personnes, quelle que soit la pertinence de leur opinion, considèrent erronément qu’ « adulte » et « mature » sont synonymes. Ils opèrent un glissement sémantique de l’acception purement technique (la majorité légale) à l’interprétation morale (être adulte c’est faire preuve de maturité). De fait, on a pu voir refleurir des réactions pudibondes et bien-pensantes à l’annonce de telle série animée destinée aux adultes et comportant des éléments explicites, ou usant d’un humour potache, tandis que sont portées aux nues des séries « jeunesse » pour la finesse de leur écriture permettant une double-lecture.

Ces opinions moralistes sont en général émises par des personnes jeunes, nées dans les années 1990-2000 et ayant justement grandi avec des œuvres permettant à plusieurs tranches d’âge d’y trouver leur compte. On peut aussi supposer que ces personnes très volubiles sur la toile sont pour beaucoup très sensibles, peut-être même mal ajustées au monde extérieur, et que ni le sexe ni la violence ne leur paraissent attrayants, ce qui est leur droit. Ce qui est moins permis, c’est de faire de ses limites personnelles un étendard.

Les réactions négatives face aux séries « adultes » s’accompagnent le plus souvent d’accusations de sexisme et autres intolérances diverses. On peut aussi y associer la défense des œuvres pour enfants, qualifiées d’infantiles par une minorité vocale jouant le plus souvent la carte du virilisme comme signe de « maturité ». Comme souvent sur Internet, plusieurs thèmes et sujets sont mêlés en une rhétorique aussi difforme que malavisée.

Il n’y a dans l’absolu aucun mal réel à produire, regarder et apprécier des œuvres pouvant choquer certains. L’important est de ne pas exposer les personnes sensibles à un tel contenu sans leur consentement. C’est bien pour cela qu’elles sont vendues à un public adulte, c’est une simple question de jurisprudence. La fin des années 1980 a vu le développement de catégories d’âge pour l’audio-visuel et la littérature qui ne laissent plus aucune doute. Si vous vous exposez vous-même à une œuvre pouvant potentiellement vous choquer, vous êtes seul responsable. Cependant, nos censeurs sensibles ne sont pas entièrement injustifiés dans leur lassitude.

Le premier constat est la pauvreté générale du monde du divertissement et de la fiction de masse. Malgré la multiplication des supports et des projets mis en chantier pour remplir les catalogues de services VOD, la promesse de diversité et de représentation, la plupart de ces films, séries et autres formats narratifs répondent la plupart du temps à des schémas éculés, formatés par des financiers et des groupes de communication afin de générer une adhésion immédiate du public. Ce n’est pas pour rien qu’Hollywood s’est tournée vers les blockbusters adaptant des franchises à succès des décennies passées, supprimant par la même occasion toute prise de risque, et nivelant l’originalité par le bas.

Des poches de résistance existent, y compris au sein des industries les plus sclérosées, mais leur combat est difficile et le public, habitué à se gaver d’une tambouille prémâchée (oui Disney, c’est toi que je vise), réagit parfois avec violence face à ces quelques productions atypiques.

L’autre problème est une question de pure communication. Nous vivons plus que jamais dans l’ère de la publicité, du marketing, de l’information comme stimulant. « Ads are the new Sex » pourrait-on dire en parodiant Cronenberg. A la fin des années 2010, les œuvres contre-culturelles des années 1970-80 trouvèrent un nouvel essor auprès des aficionados. Le célèbre périodique français Métal Hurlant et ses dérivés semblaient avoir conquis un nouveau public, en réaction à ce que certains percevaient comme une période ultra-consensuelle. Cette fameuse « guerre culturelle » que nos politiciens les plus démagogues aiment à invoquer pour défendre leurs positions réactionnaires.

Suivant cet engouement, plusieurs productions adultes vendues comme les successeurs spirituels de Métal Hurlant furent annoncées. Netflix ouvrit la brèche avec Love, Death + Robots, puis Adult Swim avec Primal qui marquait aussi le grand retour de Genndy Tartakovsky, papa des dessins-animés phare de l’écurie Cartoon Network, Amazon Prime accueille l’adaptation animée du comic Invincible, et des sitcoms animées tels Rick & Morty modernisent la formule inaugurée trente ans avant par les Simpson ou Family Guy. Ces séries ont en commun d’avoir été présentées comme le renouveau de l’animation pour adultes. Certaines tinrent leurs promesses, d’autres parurent être des arnaques.

On peut comprendre alors que certains internautes prennent la mouche, car s’ils font la confusion entre « adulte » et « mature », c’est parce que la communication est coupable des mêmes raccourcis. Ainsi, la série animée tirée de la licence Cyberpunk s’appuie sur les mêmes arguments visuels et superficiels de la violence grandiloquente et de l’imagerie sexuelle pour se vendre aux futurs abonnés de Netflix, alors que son histoire est bien plus riche thématiquement.

Un monde encombré de signaux et de stimuli, refusant de laisser à notre esprit le temps de souffler, assailli que nous sommes par l’information visuelle et sonore, n’est pas un environnement propice à la réflexion ou aux discussions respectueuses. Nous sommes ainsi réduits à dégurgiter ce trop-plein qui déforme notre vision du monde, des êtres, de l’art et de la culture. Ce trop-plein peut créer le rejet, surtout si l’on est assailli d’éléments qui heurtent nos sensibilités. Ce n’est jamais une excuse pour devenir censeur mais c’est hélas un pur produit de notre temps.

Afin de résoudre cela, il nous faudra bien un jour nous pencher sur l’origine de nos turpitudes et discuter de notre relation à internet, entre adultes, matures et pondérés.