Le Goût des Mots

Les mots, c’est-à-dire le langage articulé et codifié, accaparent nos esprits de façon quotidienne, à plus forte mesure en notre époque surchargée de signaux et de signifiants au point qu’ils se sabordent mutuellement dans une soupe sémantique où tout se vaut, et par conséquent où la parole donnée n’a plus de valeur intrinsèque.

Et pourtant quels délices les mots peuvent nous procurer lorsqu’ils sont utilisés avec justesse et à bon escient. Sans vouloir faire preuve de chauvinisme, le français reste l’une des langues les plus agréables lorsqu’il s’agit d’en explorer la dimension poétique. Malgré ses déboires récents, l’Hexagone reste réputé à la fois pour sa gastronomie et son éloquence. Les deux disciplines ne sont pas si éloignées et c’est en explorant la langue de Molière qu’on en apprécie les liens subtils qui les unissent.

Les mots ont une consistance, un volume, une épaisseur. Or le plus souvent, les volumes occupant temporairement nos bouches sont nourriture. Pour preuve, l’on dit bien d’une personne peinant à articuler qu’elle mange ses mots. Avant de manger, il convient de jouer des mandibules afin qu’un mot ne vous reste pas en travers de la gorge. D’une personne un peu trop franche on dit qu’elle ne mâche pas ses mots, sans doute parce qu’ils sont trop gros. Qu’il s’agisse d’un interrogatoire musclé ou d’une exhortation bienveillante, on demande à qui de droit de cracher le morceau. C’est paradoxalement après avoir craché ledit morceau qu’on passe à table.

Fait amusant, les mots deviennent liquides dès qu’il s’agit de les transmettre à un interlocuteur. D’un auditeur attentif jusqu’à la dévotion, on dira qu’il boit les paroles de l’orateur. Le propre rejoint parfois le figuré si d’aventure le conférencier est sujet au postillon. Solides, liquides ou non-euclidiens, les mots ont une saveur. Les mots tendres, les mots durs, ceux qu’on ne mâche pas justement, les piques acides et les répliques amères.

D’une anecdote licencieuse on a l’habitude de dire qu’elle est salée. C’est bien pour cela qu’il est bon de la faire suivre par quelques mots doux, histoire de faire passer la pilule, preuve de plus que les mots s’ingèrent y compris en capsule.

L’on peut forcer cette ingestion lorsque l’honneur est bafoué. On fera ravaler ses paroles au mauvais plaisant, ce qui reste moins dramatique que de lui faire rendre gorge. Inversement un flot de paroles difficilement contenu risque fort bien d’être expulsé avec violence. On vomit alors tout ce qu’on avait sur le cœur. Régurgiter les mots est étrangement plus aisé, surtout si on les a facilement bu comme notre auditeur de tout-à-l ’heure. A force de régurgitation, on aboutit fatalement à des formules prémâchées. Plus faciles à gober pour le tout-venant mais sans saveur.

Tel un chewing-gum, les mots s’affadissent à force de mastication. Mais trop habitués que nous sommes à user des mots sans y penser, ainsi qu’on se bâfre distraitement de malbouffe, tout un buffet de mots délicats, épicés, délectables se dérobe à nos sens.

Si le dictionnaire est un menu de cantine, et le langage parlé un snack bar, les livres nous offrent la gamme complète. Une telle richesse pousse à la gourmandise. Et c’est bien normal, puisque lorsqu’un livre nous plait, il n’est pas rare qu’on le dévore.

  • Guillaume Babey

Copropolis

L’apocalypse étant dans le vent, j’imagine un monde où, lorsque l’eau sera vraiment devenue une denrée rare, les toilettes à chasse d’eau seront interdites. Bien sûr les gouvernements tenteront de temporiser en remplaçant d’abord l’eau potable des toilettes actuelles par de l’eau de récupération. Mais on sait bien que les demi-mesures ne conviennent qu’au demi-portions !

Bientôt ce sera toilettes sèches pour tout le monde, ce qui implique la fin de l’individualisme sanitaire, car il est plus efficace et économique de pourvoir une seule toilette sèche pour tout un appartement. Nous serons revenus à la bonne époque des waters séparées, dans l’encoignure de la cage d’escaliers.

Peut-être sera-ce le grand retour des toilettes publiques ! Les toilettes sèches seront réparties dans des zones stratégiques avec des horaires précis afin de ne pas causer de bouchons ou de débordements. Nous reviendrons à la nomenclature médiévale lorsque certaines rues s’appelaient « rue merde ». Au moins on saura où aller après la pause de midi et au retour d’un souper tardif. Les incontinents, éternels lésés, seront enfin soulagés et la patrie leur sera reconnaissante.

Le fumier humain ainsi obtenu pourra remplacer celui des bêtes, et servir également de carburant bio. Une triple solution à la crise énergétique ! De nouveaux emplois seront créés, le métier d’éboueur deviendra une position prestigieuse, le premier maillon d’une chaîne dont le produit final servira à alimenter nos machines, véhicules, éclairages publics et privés. Le secteur merde sera à la base de toute notre économie. Obsolète la Silicon Valley ! Place à la Crap Creek !

Bien sûr une telle manne attirera les capitalistes à la petite semaine, ceux qui sous couvert de prodiguer des services de qualité premium feront leur beurre sur les selles des autres, avec une exploitation de chieurs à la chaîne, gavés de diurétiques et de laxatifs pour tenir une cadence inhumaine. Un nouveau « colon-nialisme » à combattre. L’homme reste un bousier pour l’homme.

Les humains sont des créatures d’habitudes et certaines habitudes sont indécrottables. On aura des irréductibles, des bricoleurs qui tenteront de recréer les chasses d’eau pour leur confort personnel, détournant ainsi une ressource vitale et rare. Ils seront hors-la-loi, on fera la chasse aux chasses d’eau. Pas au karcher cependant, ce serait montrer le mauvais exemple.

D’autres refuseront le geste socialiste de mêler leur déjections à celles des autres dans le grand égalisateur de la toilette sèche où tous les étrons se valent. Ces individualistes du posage de pèche préféreront se retirer dans un lieu secret, loin de la grande miction urbaine.

Ils tenteront de démouler leur cake dans la sérénité d’un coin de nature tel un sous-bois ou les abords d’une rivière, nostalgiques qu’ils sont des petites éclaboussures flattant leur rectum après chaque impact. Une piètre consolation pour les fétichistes de la toilette japonaise.

Hélas, l’homme reste un singe et donc imite. Les solitaires du soulagement intestinal auront ainsi tôt fait de tous se rendre en forêt. Trouver son propre coin de tranquillité fécale deviendra une nouvelle corvée, une source supplémentaire de conflit. Verra-t-on éclater des rixes ? Des empêcheurs de déféquer en rond ? Y aura-t-il des compétitions ? A celui qui pose la plus grosse brique, la plus ferme, la plus musquée ?

Les forêts du futur, à défaut d’autoriser la chasse sportive, seront-elles le théâtre de joutes à merde ? L’olympique caqueuse !! Ces jeux scatophiles ne seront-ils pas interdits par la municipalité ? Tant d’étrons dans la nature c’est d’autant moins dans la toilette sèche commune, pourvoyeuse de carburant, la base de notre belle société ! Une nouvelle crise énergétique à juguler !

Une chose est sûre, cette nouvelle culture de l’étron qui s’annonce fera le bonheur des scarabées bousiers, des mouches coprophages, de nos amis canidés – grands taste-merdes devant l’éternel – et surtout des bactéries sans qui la vie sur terre serait bien triste. Ainsi l’homme, gaspillant son énergie dans des actions d’éclats comme les réserves naturelles ou le plasticage des bétonneuses, sauvera-t-il l’écosystème par un geste tout simple et qui ne coûte rien. Il suffira de pousser un peu.

– Guillaume Babey (17.05.23)

Morve

Il est certain jour de grippe où l’absence de mouchoir nous est plus insupportable que la perte d’un porte-monnaie. On se sent alors profondément vulnérable. On se prendrait à singer Richard III et adresser à la cantonade un déchirant « mon royaume pour un mouchoir » !

Qui peut se douter en nos temps d’extrême confort de la subtile torture d’un nez bouché et qui pourtant continue de sécréter, intarissable en apparence, cette morve dans laquelle on a l’impression de se noyer ? Seule solution, avaler, déglutir douloureusement. Bientôt notre gorge, notre bouche, tout semble baigner dans cette amère mixture.

Jamais elle ne descend suffisamment bas pour qu’on puisse en faire abstraction. Tout notre être nous implore à expectorer, à libérer ce lest abject et gluant. Mais sans le secours d’un réceptacle de papier ou de tissu, c’est peine perdue. La bienséance, les conventions nous contraignent à tout contenir.

La morve se change ainsi en honte personnelle. Combien sommes-nous d’hommes se noyant dans les miasmes de nos forfaits, incapables de les extirper de nous-mêmes sans filet de sécurité ? Est-ce ainsi qu’un criminel vit le remords qui l’étreint ? Comme un glaire immonde qu’aucun mouchoir ne semble pouvoir accueillir ?

Alors on renifle, avec énergie et en serrant les dents, jusqu’à ce qu’on atteigne enfin une pharmacie ou qu’une âme charitable nous tende le précieux papier plié en quatre. Dans les cas d’urgence, la serviette d’un café, le carré d’un papier toilette rêche se révéleront de suffisants substituts. Et on se mouche alors avec l’énergie d’un presque-noyé, et l’on respire à gros poumons, pour guérir d’une apnée d’autant plus infernale qu’elle n’était que partielle. Parfois le corps impose une solution alternative.

À force de reniflements et déglutitions, le flot nasal devenu glaire invite à cracher, terminant ainsi le supplice. Il y a évidemment une certaine jouissance dans le crachat, comme pour toute autre éjection naturelle, teintée selon les circonstances d’une satisfaction insurrectionnelle.

On crache par défit, affirmant notre existence à ce monde qui lui ne s’embarrasse jamais de nous vomir chaque jour toutes les horreurs possibles. Cracher c’est prendre une revanche mais aussi commettre un affront, autant à la sensibilité d’autrui qu’aux conventions. Si l’on attache un tant soit peu d’importance à ces choses, le crachat précède de près l’opprobre. Et la torture continue.

On se surprend à admirer notre capacité de sécrétion, avec une pointe d’incrédulité. Comment mon corps est-il capable de produire autant lors de ses moments de vulnérabilité immunitaire ? Pourquoi ne peut-il pas former des muscles ou perdre de la graisse avec le même zèle ?

Une fois guéri, on se souvient à peine de ces instants de détresse bucco-nasale, et chaque nouvelle grippe sera une redécouverte, une nouvelle brasse coulée dans un torrent intérieur. À croire que nos miasmes comme nos remords, ne disparaîtront qu’avec notre propre fin. Et dans l’immobilité de la tombe, notre dépouille après une ultime décomposition, cessera enfin d’expectorer.

  • Guillaume Babey (22.12.22)

A France (14 juillet 2022)

En ce 14 juillet qui comme le 4 pour les USA semble peu propice à la célébration, je rends hommage aux Français, du continent, des Dom-Tom et d’ailleurs. Je salue ceux qui n’ont pas craqué, ceux qui ont craqué, les debouts, les assis, les couchés.

Je dis bonjour au cœur qui bat derrière la morgue de façade, aux yeux qui ne demandent qu’à s’émerveiller à nouveau, aux corps las et sclérosés qui cherchent encore à éclore. A toute la lie qu’on fustige ou qu’on occulte.

Je salue ceux qui, malgré deux ans et demi de pandémie, et 40 ans de néolibéralisme, n’ont pas tourné le dos à leurs frères et sœurs, n’ont pas abandonné leurs valeurs face à un pouvoir toujours plus destructeur et idiot.

Je parle aux Vauges, à la Sarthe, à Bordeaux, Montpellier et Villedieu-les-Poëlles. Je parle à Lyon, au Finistère, au Conquet, à Arles. A Paris, un peu, pour la forme. A Marseille, à l’Alsace et la Lorraine.

Je parle à toi, voisin ou voisine française. Dieu qu’on en peut plus de toi, et pourtant Dieu sait qu’on t’aime. Frère ennemi, conjointe distante, cousin de l’autre bord. On partage tellement plus qu’on ne pense et on se tire quand-même la bourre.

Je pense à mes amis, professeurs, étudiants, médecins. Des professions précaires chez eux alors qu’ici elles sont nanties. Je pense à mon arrière-grand-mère qui vient de là, de l’autre bord de la frontière. La Marie qui maria le Joseph, dans cette zone limitrophe de l’Ajoie.

Je pense à mon père, fils de Suisse-Allemand, qui pour résister, écoutait en cachette la radio parisienne, et qui à 20 ans s’installa des années dans la ville lumière, épousant la fille d’un acteur de la Nouvelle Vague. Avant de revenir au pays et connaître ma mère.

Je pense à ce môme, tout ébaubit devant l’Allosaure du Musée des Sciences Naturelles de Paris. A ce même môme trempant ses bottes aux abords de l’Île du Guesclin, sur les traces de Ferré. Je pense à la Camargue, pays brulé qui pourtant accueille des flamands roses.

Je ressens le sel de l’Atlantique sur les plages du Sud-Ouest, les méduses mortes par milliers sur les rivages d’Ouessant. Je revois ces jolies filles, ces beaux garçons, les piliers de bar, les femmes actives. Et les livres, les tableaux, du Louvre au Musée Fabre.

Sans toi, France, nos Suisses trop timorés n’auraient jamais célébré leurs propres héros, ceux que vous avez formés. Le Corbusier, Cendrars, Chevrolet, Bouvier. Nul n’est prophète en son pays, chacun peut être prêcheur dans l’Hexagone.

Enfin, je dis merci. Aux habitants et habitantes de France, à ceux qui gueulent et ceux qui se taisent. N’oubliez pas la vraie force de votre pays, celle qu’on ne compte pas avec des chiffres, celle qu’on ne voit pas à la télévision devant le cassoulet de midi.

Douce France, cher pays de mon enfance. Il est temps de grandir, pour nous deux, et nous battre pour qu’on puisse, un beau jour, chanter à nouveau, des deux côtés de la frontière.

  • Guillaume Babey

Le Pin sot : un conte atypique sur une idée de Julien Bordagaray

Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, à l’orée d’un bois, sur le sommet d’une colline, un arbre. L’observateur peu attentif ne pourrait pas distinguer l’arbre du reste de ses congénères. Après tout rien ne ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre. Et pourtant cet arbre n’était pas comme les autres. Tout comme il existe des gens diminués dans leur corps et leur esprit, il existe aussi des arbres handicapés. C’était le cas de cet arbre. On ne sait pas si c’est parce que le sol sur lequel il avait poussé manquait de sel ou si il avait été un peu trop secoué durant sa croissance par un rude hiver, toujours est-il que l’arbre en question était anormal.

 

Ses branches poussaient de manière anarchique, ses épines manquaient de solidité et son écorce était irrégulière, trop dure par endroits, trop tendre à d’autres. De plus, à l’inverse de ses congénères, son tronc était un peu tordu. Un arbre malformé est aussi altéré dans son esprit – car oui les arbres ont un esprit, je vous l’apprends peut-être – et notre triste sire manquait de cette intelligence sophistiquée qui fait des arbres les élites du royaume des plantes. Lent dans ses pensées, incapable de faire de grands calculs ou de charmer ses congénères d’un trait d’humour, ce pin – car oui j’avais oublié de préciser que notre arbre était un pin – souffrait beaucoup de sa condition.

 

Ceux qui pensent que tous les imbéciles sont heureux se trompent cruellement. Les intellectuels n’ont pas le monopole du malheur. Notre pin savait bien qu’il lui manquait certaines facultés mais il ne pouvait rien y faire. Sa condition lui valut de recevoir de ces congénères le sobriquet de « pin sot ». Car oui j’ai aussi oublié de vous dire que les arbres parlent entre eux. Beaucoup. Pour qui sait tendre l’oreille la conversation des arbres est un trésor d’informations sur le monde végétal. Mais toutes les informations ne sont pas agréables à entendre. Et cette forêt de pins était connue pour constamment bruisser de moqueries et d’humiliations à l’endroit du frère diminué, le pauvre « pin sot ».

 

Notre pin martyrisé avait cependant une consolation. Il savait reconnaître la beauté. Les arbres ne perçoivent pas les choses comme nous mais à l’instar de notre espèce, il y a des différences entre les individus. Le « pin sot » était capable de ressentir les vibrations des couleurs avec une grande intensité. Son écorce inégale et son tronc tourmenté lui donnaient une perspective unique sur les sensations de l’air, les différences de pressions.

 

Son monde était de fait beaucoup plus subtilement nuancé. Comme son tronc était si différent de celui de ses frères, des animaux différents venaient s’y percher. Autour de notre « pin sot », se composait un nouvel écosystème. Des oiseaux rares, des chats sauvages, des champignons inhabituels. Même la gent invertébrée était un peu différente au contact de notre arbre atypique. Des scarabées massifs, d’autres plus graciles, investissaient les différentes surfaces de son écorce aux multiples profils.

 

Comme notre pin était malformé, il était l’un des rares à voir ses épines changer de couleur et tomber. Un privilège d’habitude réservé aux feuillus et aux mélèzes.  Les autres pins se moquaient, lui disaient que c’était peine à voir un conifère aussi incapable, aussi souffreteux.  On pensait souvent que cette tare lui coûterait la vie l’Hiver venu, faute de conserver sa chlorophylle. Et il est vrai que l’Hiver était une plaie pour notre « pin sot ». Le froid lui mordait les fibres et il sentait ses ressources diminuer. Un cruel cercle vicieux qui l’empêchait de reprendre ses forces.

 

Et pourtant il tenait bon chaque année. Peut-être devait-il son salut au terreau que ses épines mortes produisaient autour de lui, attirant des vers de terres, grands laboureurs souterrains, qui enrichissaient le sol de leur travail consciencieux. Ce n’était pas suffisant pour guérir notre pin si tant est qu’il puisse vraiment guérir, mais c’était une aide précieuse quand venaient les frimas.

Et puis voir ses épines changer de couleur et tomber donnait une nouvelle perspective au pin. Il ne savait pas très bien comment le formuler mais il lui semblait que changer, mourir un peu, ce n’était pas si mal. Après tout, c’est en Automne que les feuillus en aval du bois de pins étaient les plus colorés. Le pin se sentait alors mieux, et même beau.

 

Ces moments de fierté étaient de courte durée. Les autres pins ne tardaient pas à le rabaisser, le traitant de raté, de faux pin:

« – Si tu veux tellement ressembler que ça à un feuillu, va les rejoindre en bas ! Tu es déjà tordu, tu rouleras mieux en bas de la colline ! »

Et pour couronner le tout, les autres pins allongeaient souvent leurs racines pour priver notre sot de son sel nutritif.

 

Le « pin sot » se sentait misérable et sans ses amis animaux et son amour pour les couleurs, il y a longtemps qu’il se serait laissé mourir. Car oui, les arbres aussi peuvent décider de mourir. Et personne ne les embête quand ils demandent l’euthanasie. Ils la font eux-mêmes. Cette vie pathétique faite d’humiliations et de maigres consolations aurait pu durer encore longtemps quand, un jour de plein Hiver, un événement survint qui changea à jamais le destin de notre pin sot.

 

Des hommes arrivèrent un jour sur la colline aux pins. Ils étaient accompagnés de machines bruyantes et fumantes, d’armes en métal, et avec eux une odeur âcre et écœurante se répandait dans le bois. L’odeur de l’essence. Le « pin sot » mis du temps à comprendre ce qui se tramait. Les autres pins le mettaient à l’écart de leurs discussions importantes, sauf si c’était pour se moquer de lui. Mais ces autres pins savaient, eux. Et ils tremblaient de peur. Enfin, ils tremblaient autant que des pins peuvent trembler. Les phéromones de détresse qu’ils sécrétaient se mêlaient à l’odeur d’essence. Ce mélange repoussant semblait annoncer la fin des temps. Notre « pin sot » finit alors par comprendre. Et il trembla de même. Les tronçonneuses vrombirent, les pelleteuses levèrent leur racloir de cauchemar. Les hommes se mirent au travail. Et la forêt hurla.

 

Ils firent vite. Il ne resta bientôt que les souches des pins décimés qui restaient là telles des moignons encore suintants de sève. Tout était silencieux.  Il ne restait plus rien sur la colline, à l’exception du « pin sot ». Les hommes l’avaient épargné. Sans doute était-il trop mal fichu pour faire un meuble décent ou concocter un parfum agréable. Ainsi le canard boiteux du règne végétal avait-t-il été sauvé par sa difformité. Notre pin fut d’abord dévasté par la mort de ses frères. Leur odeur trainait encore dans l’air. Et puis, à mesure que les heures passaient, il se mit à aimer le silence. Personne n’était plus là pour se moquer de lui ou marcher sur ses racines. Notre pin en fut tout heureux et ria. Car oui les arbres rient aussi même si leur humour est très différent du nôtre, ce qui explique leur absence des salles de spectacle. L’arbre ria si fort que la moitié de ses épines tomba dans un léger bruissement.

 

Puis le « pin sot » se calma. La disparition de ses frères représentait tout de même un vide. Un vide à combler. Après le passage des hommes, les animaux avaient quitté le bois. Le pin sot se sentit alors très seul. Sans ses amis de la forêt, il n’y avait rien pour tromper la solitude qui s’abattait de plein fouet sur notre arbre malchanceux. Le pin pleura alors. Car si les arbres peuvent rire, ils peuvent donc aussi pleurer, cela va de soi. Il pleura si fort que l’autre moitié de ses épines tomba. « Le pin sot » était soudainement complètement nu. Mais il ne s’en sentit pas gêné. Après tout, personne n’était plus là pour s’offusquer de sa nudité.

 

Un vent venu du Nord, violent et glacé, se mit à souffler sur la colline dénudée. Notre pin, à présent sans forêt ni feuilles pour le protéger, pris la bourrasque de plein fouet. Il se senti geler jusqu’au plus profond de son être. Le « pin sot » compris alors que cet hiver était le dernier. Il se dit :

« – Après tout ce n’est pas si mal. Je me suis vu mourir chaque hiver, j’ai lutté chaque jour. J’ai vu tant de belles choses naitre, grandir et périr. J’ai été un refuge, un lieu de rencontre, pour mes amis animaux. J’ai nourri mon pauvre sol de mes faibles épines. J’ai vu le monde et ses mille couleurs. Aucun de mes frères n’a connu cela. Je meure maintenant. Et c’est bien. »

 

Pendant que le pin faisait sa propre oraison funèbre, un enfant semblant surgir de nulle part s’était approché de lui. Le petit bout d’homme s’était perdu dans la tempête de neige alors qu’il jouait avec son père. Le petit vit le pin plier sous la force du vent. La neige l’aveugla et au même moment il entendit un craquement terrible.

 

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Le vent finit par tomber. A cet instant le père, affolé, venait de retrouver son fils. La voix étranglée par l’émotion, il l’appela. L’enfant ne s’était pas retourné. Son père se rapprocha, soulagé mais encore un peu inquiet. Il arriva à la hauteur du petit bout d’homme qui regardait en silence, immobile, un arbre que le vent avait déraciné. Le père pris son enfant dans ses bras, le serra de toutes ses forces, le gronda gentiment, des larmes aux yeux. Le petit, quoique content d’avoir retrouvé son père, semblait préoccupé. Son père lui demanda :

 

« – Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ? »

 

Le petit en guise de réponse pointa l’arbre du doigt.

 

Le père regarda la carcasse végétale. Quelle misère. Il s’agissait d’un pin, mais dépourvu de ses épines et au tronc tourmenté. Le père se dit que c’était un miracle qu’un arbre aussi contrefait ait pu tenir aussi longtemps avant de mourir:

« – Il m’a parlé » dit soudain le garçon.

 

« – Qui t’a parlé, mon fils ?» lui demanda le père.

L’enfant lui répondit que c’était l’arbre qui lui avait parlé. Il lui avait dit qu’il était triste parce qu’il aurait voulu montrer ses couleurs avant de mourir.

 

Le père ne comprit pas très bien où son garçon voulait en venir mais il ne se moqua pas de son fils pour autant. Il faut dire que le père était bucheron et qu’il savait que les arbres parlaient, même si il ne pouvait pas les comprendre.

 

« – Il faut l’aider à montrer ses couleurs, papa » insista l’enfant.

 

Le père était un peu pris au dépourvu, d’autant qu’il n’avait pas vraiment envie de s’encombrer d’un tel arbre. Mais il fit un effort de réflexion et il dit à son fils :

 

« –  ne t’inquiète pas, mon garçon. J’ai une idée pour aider ton ami ».

 

Pendant plusieurs jours, le père bucheron fit des allers-retours entre son gîte et le pin effondré. Il coupa les branches pour en faire des fagots et fit des rondins de son tronc tordu. La tâche ne fut pas aisée mais notre bucheron avait de l’expérience. Des branches il fit des crayons, du tronc il fit de la pâte à papier avec l’aide d’une petite industrie locale.  Il offrit une gamme de crayons et des feuilles de papier du pin à son fils pour Noël qui en fut très heureux, et vendit le reste à une papeterie locale.

 

Dans les jours qui suivirent, les personnes ayant acheté des crayons et des feuilles issus du pin malformé remarquèrent des choses étranges. Les couleurs semblaient beaucoup plus vibrantes et riches. Le trait paraissait plus net et profond à la fois. Chaque dessin semblait briller intensément comme s’il contenait une étincelle de vie.

 

Les mots écrits avec ces crayons semblaient  plus percutants, au point que les écrivains, les professeurs, les étudiants, même les secrétaires de bureau, en délaissaient leurs claviers pour retrouver le plaisir de l’écriture manuscrite.

 

Les utilisateurs eux-mêmes étaient changés. Les artistes s’exprimaient plus librement et intensément, les auteurs trouvaient plus facilement les mots justes. Tous, adultes comme enfants étaient transfigurés. Ils percevaient plus de couleurs dans le monde, même dans les temps de grisaille, ils écoutaient plus leurs voisins, assistaient mieux leurs prochains, et leurs sourires comme leurs larmes avaient l’éclat de la sincérité.

 

La plupart des gens attribuaient ces changements à la fête de Noël et à son climat d’affection générale. Mais le bucheron et son fils savaient. Ils savaient que ce petit miracle dépassait le cycle des saisons et les célébrations saisonnières. Ils savaient que c’était « le pin sot » qui s’exprimait à travers ces crayons et ces feuilles. C’était lui, le petit arbre simplet, le malformé, le solitaire, qui inondait les cœurs et les esprits de ces mille couleurs.  Et s’il existe un paradis pour les arbres, croyez bien qu’il y a une place là-haut pour notre petit « pin sot ».

 

FIN