I am not there

ATTENTION: Le présent article inclue des mentions de harcèlement scolaire et de troubles psychologiques. Vous êtes à présent avertis.

Les coups de sang en disent souvent davantage sur nos insécurités que sur nos opinions réelles sur un sujet donné. J’ai écrit il y a quelques temps de cela un billet d’humeur sur la notion d’identité et l’obsession actuelle de nos médias sur le sujet. Dans ce texte je fustigeais cette obsession de se définir au moyen de termes de plus en plus précis et intellectuellement limitants, de part et d’autre du spectre politique. Si je ne renie aucune ligne de ce texte que je publierai peut-être, j’ai dû reconnaître l’arrogance générale de mon propos, et surtout ce qu’il dissimulait, à savoir un mal-être profond.

Je n’ai pas d’identité. Pour être plus précis, au-delà des attributs sociaux décidés avant ma naissance, et avec lesquels je m’accorde, je n’ai jamais cherché à me définir. Mon raisonnement derrière cette façon de se voir résidait dans l’idée que toute définition est une limitation des possibles. Pourquoi devrais-je absolument choisir ou déterminer ce que je suis ou même qui je suis, quand je peux garder les portes ouvertes ? C’est ce même raisonnement qui m’empêche de voir l’attrait dans les tatouages, qui ont pourtant connu un regain d’intérêt record chez les gens de ma génération. Je suis incapable d’imposer une marque aussi définitive sur mon enveloppe physique, toute préférence, toute décision étant selon moi dépendante de conditions changeantes.

En tant qu’acteur amateur, j’ai toujours éprouvé le désir de ne pas délimiter trop nettement les contours de ma personne, afin de pouvoir jouer le plus grand nombre de rôles divers et variés, autant dans la vie que sur scène. Si je suis conscient de posséder comme tout un chacun un noyau dur dans lequel réside ce qu’on pourrait décrire comme « l’essence » de mon être, je me refuse obstinément à sélectionner trop strictement les éléments qui vont s’accrocher à ce noyau.

Tout cela peut paraître comme une ode à la fluidité, dans toutes les acceptions du mot, un rejet total des carcans sociétaux ou du moins de leur apparente permanence. Et si mes opinions politiques et philosophiques suivent assez souvent cette pensée, je suis arrivé à la conclusion que ma condition n’est pas normale ni enviable. Son origine m’apparait à présent comme traumatique.

Je suis le produit de 13 années de harcèlement scolaire, de la première année primaire à la dernière année de Lycée. Même ma première formation universitaire ne fut pas exempte d’humiliations sociales. A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai atteint l’âge critique de 31 ans. Cet âge où chacun de vos aînés vous assurera, lorsque vous vous plaigniez, que vous êtes jeune. Or lorsqu’on rappelle trop souvent une évidence, c’est qu’elle n’en est plus une. Toujours est-il que j’ai passé peu ou prou un tiers de mon existence terrestre à subir des violences, physiques et psychologiques, de la part de mes camarades, de certains professeurs, et même de certains membres de ma famille.

L’une des conséquences d’une période aussi prolongée de harcèlement est la négation de soi. L’être humain est fondamentalement une espèce sociale, pratiquement incapable de survivre et de vivre correctement hors d’une communauté sous une forme ou une autre. Nos personnalités se composent en grande partie en réaction aux autres, par leur regard et leur traitement. Lorsqu’un individu, plus particulièrement un enfant, est régulièrement exposé au rejet ou à une attention négative, sa perception du monde et surtout de lui-même s’en trouve altérée.

Ne pouvant pleinement se connecter à l’autre, sa propre notion d’identité est fragilisée. En d’autres termes, face au miroir, je me retrouve devant des éclats brisés. Je ne trouve rien. Ou ce que je trouve ne correspond pas à ce que je pense être. Cette sensation peut évoquer le dysmorphisme, à savoir un décalage pathologique entre la réalité et la manière dont on perçoit son corps. Dans mon cas, il s’agit moins d’avoir l’impression de ne pas être dans la bonne enveloppe charnelle que d’échouer à comprendre ce qu’elle signifie pour moi, ce que disent ces yeux dont je connais pourtant toutes les nuances de l’iris, toutes les tares et les éclats.

Arrivé à l’âge adulte, mon traumatisme m’a régulièrement empêché de nouer des liens sociaux sains avec autrui, me perdant entre des extrêmes d’attraction et de répulsion, faisant de moi une victime facile pour les pervers narcissiques mais aussi un mauvais compagnon pour une personne véritablement attentionnée. Il m’est encore difficile d’accepter l’affection que l’on me porte comme étant réelle et mes propres tentatives de réciprocité s’avèrent maladroites. Un cas d’école du syndrome du hérisson.

Je me trouve ainsi à rêver de ma disparition. Si ces pensées intrusives peuvent devenir morbides et suicidaires, elles sont le plus souvent fantasmatiques. Depuis mes 10 ans je me suis toujours demandé à quoi le monde ressemblerait sans moi, si j’étais invisible, si je pouvais observer sans avoir à m’impliquer. Le comble pour un acteur, exhibitionniste par définition ! Et pourtant c’est dans le monde de la comédie que je trouve un écho des plus déconcertants. Peter Sellers, interprète inoubliable dans des classiques tels que la Panthère Rose, The Party, Docteur Folamour ou encore Lolita.

Sellers était à l’aise autant comme clown lunaire que comme antagoniste dérangeant, sa voix et ses mimiques ne paraissant connaître aucune limite dans le transformisme. Mais Sellers était également émotionnellement instable, la plupart de ses mariages se terminant dans de dramatiques divorces et son tempérament sur le plateau pouvant se révéler atrabilaire. C’est étonnamment à l’occasion d’un épisode du Muppet Show dont il était l’invité qu’il profère peut-être la plus sincère des confessions : « J’avais un sens de l’identité jadis, mais je l’ai fait enlever chirurgicalement. »

Si la réplique, dite à un Kermit décontenancé, prêtait à l’hilarité, il y a dans le choix des mots de Sellers et la manière dont il les prononce une forme d’aveu presque douloureux. Sellers se sentait hors du monde, hors de lui-même, ce qui fit graviter ses choix de carrière vers des personnages très typés, souvent caricaturaux quoique sincères. Et je me rends compte que ma propre carrière, ma propre façon de me comporter en société, trouve bien des échos avec celle de Sellers.

L’un de ses derniers rôles marquants fut celui du jardinier simplet dans l’adaptation du roman Being There, « être là », que l’on peut aussi traduire par « être présent ». Le jardinier est effectivement « présent », au moins physiquement. Une succession d’événements improbables l’amènent à tutoyer les hautes sphères du pouvoir américain sans qu’il ne réalise ce qui lui arrive. Le jardinier existe, mais ne vit pas. Sa seule présence amène les autres à agir d’une façon ou d’une autre, son absence de personnalité devenant le réceptacle des projections de quiconque le rencontre.

Jamais un rôle n’aura autant correspondu avec son interprète, ni n’aura autant résonné avec moi. Ce moi qui n’arrive pas à se définir, qui s’échappe à toute tentative d’incarnation profonde, par peur de la douleur, du rejet, et du choix. Je ne suis pas là, car je doute encore et toujours si, au bout du compte, j’existe bel et bien.

3 réflexions sur “I am not there

  1. J’ignorais complètement tout cela, et je ne l’avais même pas suspecté! Je t’envoie tout mon soutiens. Nous ne sommes certes pas amis proches, mais je t’apprécie, et un monde sans toi serait différent.
    Je trouve personnellement un côté très rassurant aux étiquettes, quand sans on voyage dans le flou et se sens anormal. Pour autant, ces étiquettes ne sont pas figées et peuvent changer, et j’ai toujours eu du mal à comprendre le rejet de certaines, alors qu’inventer des nouveaux mots dans d’autres domaines pour faire preuve de plus de précision n’a jamais posé de problème.
    On a chacun nos propres démons, et même si par certains aspects j’ai l’impression d’être l’opposé de ce qui est décrit ici, je m’y reconnais aussi par certains autres.
    Courage dans ta recherche de toi même. Même les gens qui semblent « normaux » y ont droit 😉

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    1. Toujours fidèle, Eclipse ! Je te remercie de ta compréhension même si nous ne partageons pas la même perception sur les étiquettes, une discussion que nous avons déjà eu. Je suis ému de savoir que malgré la distance, tu apprécies ma présence sur terre. ^^

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      1. Bien sûr que je l’apprécie! Tu es pour moi un pilier de notre communauté BS, et comme le prouvent tes billets ici, tes centres d’intérêts et points de vue sont souvent fort différents des miens, ce qui ne fait jamais de mal 😉

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