AVERTISSEMENT : Cet essai se concentre sur les mythes autour des notions de genre et de féminin/masculin. Il ne s’agit en aucun cas d’une critique du féminisme auquel l’auteur de ces lignes se souscrit. Merci et bonne lecture.
C’est officiel, l’Éternel Féminin est mort. Réjouissez-vous, chasseurs de mythes et autres iconoclastes, la femme au singulier n’existe plus. Les luttes féministes ont réussi à nous rappeler que les femmes sont des hommes comme les autres, pour reprendre une formule du regretté Wolinski. Déboulonnée la statue de la mère, lavé le blason de la putain, les femmes sont des individus comme les autres, bigarrés et multiples, aussi faillibles et désorientés que leurs congénères masculins en notre époque de crise généralisée, où les pêchés de la surconsommation nous reviennent à la figure sous forme de réchauffement climatique.
Mais où vais-je avec cette complainte vaguement sexiste me direz-vous ? Nulle part si ce n’est pour introduire la notion du mythe féminin. Le genre étant une construction sociale, dont les ramifications avec le réel dépendent de l’état des cultures humaines, il est normal qu’il s’accompagne de légendes et autres paraboles pour soutenir et articuler ses spécificités. N’ayant pas les compétences d’un anthropologue, je me concentrerai sur notre propre substrat culturel, et celui adopté par les pays dits développés.
Différents mythes occidentaux transmettent l’idée que les deux sexes identifiés sont la résultante d’une séparation, parfois douloureuse, qui serait à l’origine du désir hétérosexuel de se confondre à nouveau, féminin et masculin entremêlés. On peut citer la figure grecque de l’Androgyne ou même la tradition judéo-chrétienne où Eve fut créée à partir d’une côte d’Adam. Si ce passage de la Genèse crée déjà un rapport de force entre hommes et femmes, il peut aussi être vu comme la preuve que le genre masculin possède en lui le féminin. On a attribué au Christ de nombreuses qualités considérées comme féminines à l’époque médiévale.
Les avancées de la science permirent un début de rationalisation du statut des sexes sans pour autant détruire les mythes fondateurs de nos sociétés patriarcales. La théorie de l’évolution par sélection naturelle, malgré sa véracité mainte fois démontrée depuis, n’a pas pu éviter la récupération idéologique, notamment celle du darwinisme social, justifiant la continuation du colonialisme et l’avènement du capitalisme. Il n’en demeurait pas moins que l’homme n’était plus la Création de Dieu mais le produit d’un long processus d’adaptation.
Ainsi, la parenté de l’homme avec le singe inspira la figure du singe masculin représentant la primalité de la pulsion phallique s’ingéniant à enlever des femmes tout autant sexualisées mais bien humaines. De Ingagi à King Kong, la belle restait la belle et l’homme restait la bête. L’occidental acceptait que le mâle soit singe mais pas la femme, encore figure idéalisée et donc mise hors du réel. Il est intéressant de constater que l’animalité masculine du 20ième siècle produit une inversion des valeurs par rapport au monde prémoderne, puisqu’au Moyen-Âge, c’était la femme qu’on associait plus volontiers aux animaux et qu’on dotait d’une sexualité débridée. Notre vision de l’homme comme plus porté sur la chose que les femmes est donc tout aussi arbitraire que le contraire.
Il fallut attendre 1974 pour que la figure féminine contribue à la vision scientiste lorsque furent découverts les restes assez complets d’une femelle australopithèque. La chanson Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles passait alors à la radio sous la tente des paléontologues, parmi eux le regretté Yves Copens. Le spécimen fut ainsi baptisé Lucy et devint une sorte d’égérie scientifique, peut-être la première du genre. Incidemment, Lucy est issue du latin Lucia qui signifie lumière. Autant dire que la petite Australopithèque fut pour beaucoup une révélation, un phare dans l’obscurité nous guidant vers nos origines.
Une nouvelle Marianne, porte-étendard de la révolution préhistorique.
A cet instant, les femmes n’étaient plus filles d’Eve mais nous étions tous enfants de Lucy. Les mythes millénaires ayant la vie dure, nous transposâmes sur Lucy tous nos atavismes judéo-chrétiens. Elle était non seulement notre nouvelle Eve, moins stigmatisée car « innocente », mais notre sainte Vierge aussi. Nous la voyions comme une icône et non comme un individu, autant qu’on puisse considérer un fossile vieux de 3 millions d’années sous ce jour. Même le comique Raymond Devos, pourtant homme de foi, mit en scène « la petite Lucy » comme symbole de l’aube de l’humanité au cours de son sketch La Survie d’un Squelette. L’héroïne de la série animée Cyberpunk Edgerunners s’appelle également Lucy et semble à certains aspects représenter le futur de l’humanité.
Eve n’avait pas dit son dernier mot cependant. Si nous passons outre tous les personnages de fiction portant son nom, la science a aussi récupéré la première femme de la Création à son compte, dans le domaine cette fois de la génétique. Si vous vous souvenez de vos cours de biologie au secondaire, vous vous rappelez que les mitochondries, où se situe la fabrication de l’énergie au sein de nos cellules, ne sont transmissibles que par l’ADN maternel. Cela implique que devait exister une femme, la plus récente à avoir engendré toutes les lignées humaines dans une succession ininterrompue. On nomma cette hypothétique femme « Mitochondrial Eve ».
Ce terme porte avec lui son lot de mécompréhensions et donc de mythes. La théorie n’affirme pas que nous descendions tous d’une même et unique femme, la population humaine n’ayant jamais aussi drastiquement baissé. De plus, il est tout-à-fait possible que d’autres femmes du temps d’Eve aient des descendants aujourd’hui. De plus, l’Eve mitochondriale n’est pas forcément un seul individu. Une lignée mère-fille a pu disparaître, déplaçant le « rôle » d’Eve dans une autre lignée lui ayant survécu. Enfin, l’Eve mitochondriale ne remplit pas le rôle du plus proche ancêtre commun. Il existe un pendant masculin, le « Y-chromosomal Adam », qu’il faut traiter avec la même prudence méthodologique.
Le processus scientifique ne s’arrêtant jamais, l’importance de Lucy dans l’évolution de notre lignée fut relativisée. Tout comme Archaeopteryx n’est pas l’ancêtre de tous les oiseaux, Australopithecus afarensis n’est qu’une des multiples branches cousines de l’humanité. Cette réévaluation s’inscrit dans une vision moins linéaire de l’évolution humaine. Comme pour toute autre espèce vivant sur terre, nous ne sommes qu’une branche d’un arbre touffu où poussèrent également Neandertal, Homo florensiensis, l’homme de Java, Homo erectus, Homo heidelbergensis, etc.
Malgré les récentes découvertes démontrant que nous nous sommes hybridés avec d’autres membres du genre Homo, et que les Occidentaux ont notamment 2% de leur code génétique hérité de Neandertal, il n’en demeure pas moins que nous sommes le seul homininé encore debout. Tous nos cousins ont disparu, possiblement par notre action, plus probablement par une incapacité à s’adapter aux changements drastiques de leur environnement.
Peut-être que c’est de cette solitude phylogénétique que découle notre obsession à nous subdiviser, à créer des catégories artificielles, afin tout à la fois de se sentir moins seuls et de se conforter dans nos limites tribales. Ainsi tous les mythes féminins, masculins, androgynes, et les débats actuels sur le genre découleraient de la même source, à savoir notre indissoluble et insupportable unicité.
Il est rassurant pour certains de croire que les femmes seront toujours des femmes, que les hommes seront toujours des hommes, et que toutes preuves de l’artificialité d’une vision aussi binaire ne sont que des anomalies, des âmes en détresse vivant dans le déni. Mais pourquoi s’accrocher encore aux branches de l’arbre de la Connaissance, celui qui nous expulsa du jardin d’Éden ? Car le bannissement du premier couple n’a pas commencé au moment où le Dieu vengeur et jaloux du Premier Testament leur montra la sortie de son doigt impérieux.
Non, Adam et Eve au temps de la Préhistoire étaient déjà coupés du reste du monde au moment où ils acquirent la conscience d’eux-mêmes, de leur nudité, autrement dit du fait qu’ils sont humains et que rien d’autre autour d’eux ne l’est. C’est notre conscience qui nous empêcha de nous reconnecter au monde vivant, dans ce grand brassage trophique où tous les atomes sont reliés et se répondent.
Saurons-nous, au moment de faire face à notre propre extinction, nous unir à nouveau, libérés des mythes, de la peur, de nos égos ? Faut-il que nous soyons au bord du précipice pour qu’enfin advienne la reconstitution de l’humanité en un corps, ni féminin ni masculin ni même androgyne ? Ou serons-nous encore à nous terrer dans nos cadres étroits, à nous nourrir d’illusions quand se couchera le soleil pour la dernière fois ? Et qui, d’Eve ou de Lucy, dans ce désert irradié, marchera seule vers l’horizon ?
- Guillaume Babey