La Ballade d’Eve et Lucy

AVERTISSEMENT : Cet essai se concentre sur les mythes autour des notions de genre et de féminin/masculin. Il ne s’agit en aucun cas d’une critique du féminisme auquel l’auteur de ces lignes se souscrit. Merci et bonne lecture.

C’est officiel, l’Éternel Féminin est mort. Réjouissez-vous, chasseurs de mythes et autres iconoclastes, la femme au singulier n’existe plus. Les luttes féministes ont réussi à nous rappeler que les femmes sont des hommes comme les autres, pour reprendre une formule du regretté Wolinski. Déboulonnée la statue de la mère, lavé le blason de la putain, les femmes sont des individus comme les autres, bigarrés et multiples, aussi faillibles et désorientés que leurs congénères masculins en notre époque de crise généralisée, où les pêchés de la surconsommation nous reviennent à la figure sous forme de réchauffement climatique.

Mais où vais-je avec cette complainte vaguement sexiste me direz-vous ? Nulle part si ce n’est pour introduire la notion du mythe féminin. Le genre étant une construction sociale, dont les ramifications avec le réel dépendent de l’état des cultures humaines, il est normal qu’il s’accompagne de légendes et autres paraboles pour soutenir et articuler ses spécificités. N’ayant pas les compétences d’un anthropologue, je me concentrerai sur notre propre substrat culturel, et celui adopté par les pays dits développés.

Différents mythes occidentaux transmettent l’idée que les deux sexes identifiés sont la résultante d’une séparation, parfois douloureuse, qui serait à l’origine du désir hétérosexuel de se confondre à nouveau, féminin et masculin entremêlés. On peut citer la figure grecque de l’Androgyne ou même la tradition judéo-chrétienne où Eve fut créée à partir d’une côte d’Adam. Si ce passage de la Genèse crée déjà un rapport de force entre hommes et femmes, il peut aussi être vu comme la preuve que le genre masculin possède en lui le féminin. On a attribué au Christ de nombreuses qualités considérées comme féminines à l’époque médiévale.

Les avancées de la science permirent un début de rationalisation du statut des sexes sans pour autant détruire les mythes fondateurs de nos sociétés patriarcales. La théorie de l’évolution par sélection naturelle, malgré sa véracité mainte fois démontrée depuis, n’a pas pu éviter la récupération idéologique, notamment celle du darwinisme social, justifiant la continuation du colonialisme et l’avènement du capitalisme. Il n’en demeurait pas moins que l’homme n’était plus la Création de Dieu mais le produit d’un long processus d’adaptation.

Ainsi, la parenté de l’homme avec le singe inspira la figure du singe masculin représentant la primalité de la pulsion phallique s’ingéniant à enlever des femmes tout autant sexualisées mais bien humaines. De Ingagi à King Kong, la belle restait la belle et l’homme restait la bête. L’occidental acceptait que le mâle soit singe mais pas la femme, encore figure idéalisée et donc mise hors du réel. Il est intéressant de constater que l’animalité masculine du 20ième siècle produit une inversion des valeurs par rapport au monde prémoderne, puisqu’au Moyen-Âge, c’était la femme qu’on associait plus volontiers aux animaux et qu’on dotait d’une sexualité débridée. Notre vision de l’homme comme plus porté sur la chose que les femmes est donc tout aussi arbitraire que le contraire.

Il fallut attendre 1974 pour que la figure féminine contribue à la vision scientiste lorsque furent découverts les restes assez complets d’une femelle australopithèque. La chanson Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles passait alors à la radio sous la tente des paléontologues, parmi eux le regretté Yves Copens. Le spécimen fut ainsi baptisé Lucy et devint une sorte d’égérie scientifique, peut-être la première du genre. Incidemment, Lucy est issue du latin Lucia qui signifie lumière. Autant dire que la petite Australopithèque fut pour beaucoup une révélation, un phare dans l’obscurité nous guidant vers nos origines.
Une nouvelle Marianne, porte-étendard de la révolution préhistorique.

A cet instant, les femmes n’étaient plus filles d’Eve mais nous étions tous enfants de Lucy. Les mythes millénaires ayant la vie dure, nous transposâmes sur Lucy tous nos atavismes judéo-chrétiens. Elle était non seulement notre nouvelle Eve, moins stigmatisée car « innocente », mais notre sainte Vierge aussi. Nous la voyions comme une icône et non comme un individu, autant qu’on puisse considérer un fossile vieux de 3 millions d’années sous ce jour. Même le comique Raymond Devos, pourtant homme de foi, mit en scène « la petite Lucy » comme symbole de l’aube de l’humanité au cours de son sketch La Survie d’un Squelette. L’héroïne de la série animée Cyberpunk Edgerunners s’appelle également Lucy et semble à certains aspects représenter le futur de l’humanité.

Eve n’avait pas dit son dernier mot cependant. Si nous passons outre tous les personnages de fiction portant son nom, la science a aussi récupéré la première femme de la Création à son compte, dans le domaine cette fois de la génétique. Si vous vous souvenez de vos cours de biologie au secondaire, vous vous rappelez que les mitochondries, où se situe la fabrication de l’énergie au sein de nos cellules, ne sont transmissibles que par l’ADN maternel. Cela implique que devait exister une femme, la plus récente à avoir engendré toutes les lignées humaines dans une succession ininterrompue. On nomma cette hypothétique femme « Mitochondrial Eve ».

Ce terme porte avec lui son lot de mécompréhensions et donc de mythes. La théorie n’affirme pas que nous descendions tous d’une même et unique femme, la population humaine n’ayant jamais aussi drastiquement baissé. De plus, il est tout-à-fait possible que d’autres femmes du temps d’Eve aient des descendants aujourd’hui. De plus, l’Eve mitochondriale n’est pas forcément un seul individu. Une lignée mère-fille a pu disparaître, déplaçant le « rôle » d’Eve dans une autre lignée lui ayant survécu. Enfin, l’Eve mitochondriale ne remplit pas le rôle du plus proche ancêtre commun. Il existe un pendant masculin, le « Y-chromosomal Adam », qu’il faut traiter avec la même prudence méthodologique.

Le processus scientifique ne s’arrêtant jamais, l’importance de Lucy dans l’évolution de notre lignée fut relativisée. Tout comme Archaeopteryx n’est pas l’ancêtre de tous les oiseaux, Australopithecus afarensis n’est qu’une des multiples branches cousines de l’humanité. Cette réévaluation s’inscrit dans une vision moins linéaire de l’évolution humaine. Comme pour toute autre espèce vivant sur terre, nous ne sommes qu’une branche d’un arbre touffu où poussèrent également Neandertal, Homo florensiensis, l’homme de Java, Homo erectus, Homo heidelbergensis, etc.

Malgré les récentes découvertes démontrant que nous nous sommes hybridés avec d’autres membres du genre Homo, et que les Occidentaux ont notamment 2% de leur code génétique hérité de Neandertal, il n’en demeure pas moins que nous sommes le seul homininé encore debout. Tous nos cousins ont disparu, possiblement par notre action, plus probablement par une incapacité à s’adapter aux changements drastiques de leur environnement.

Peut-être que c’est de cette solitude phylogénétique que découle notre obsession à nous subdiviser, à créer des catégories artificielles, afin tout à la fois de se sentir moins seuls et de se conforter dans nos limites tribales. Ainsi tous les mythes féminins, masculins, androgynes, et les débats actuels sur le genre découleraient de la même source, à savoir notre indissoluble et insupportable unicité.

Il est rassurant pour certains de croire que les femmes seront toujours des femmes, que les hommes seront toujours des hommes, et que toutes preuves de l’artificialité d’une vision aussi binaire ne sont que des anomalies, des âmes en détresse vivant dans le déni. Mais pourquoi s’accrocher encore aux branches de l’arbre de la Connaissance, celui qui nous expulsa du jardin d’Éden ? Car le bannissement du premier couple n’a pas commencé au moment où le Dieu vengeur et jaloux du Premier Testament leur montra la sortie de son doigt impérieux.

Non, Adam et Eve au temps de la Préhistoire étaient déjà coupés du reste du monde au moment où ils acquirent la conscience d’eux-mêmes, de leur nudité, autrement dit du fait qu’ils sont humains et que rien d’autre autour d’eux ne l’est. C’est notre conscience qui nous empêcha de nous reconnecter au monde vivant, dans ce grand brassage trophique où tous les atomes sont reliés et se répondent.

Saurons-nous, au moment de faire face à notre propre extinction, nous unir à nouveau, libérés des mythes, de la peur, de nos égos ? Faut-il que nous soyons au bord du précipice pour qu’enfin advienne la reconstitution de l’humanité en un corps, ni féminin ni masculin ni même androgyne ? Ou serons-nous encore à nous terrer dans nos cadres étroits, à nous nourrir d’illusions quand se couchera le soleil pour la dernière fois ? Et qui, d’Eve ou de Lucy, dans ce désert irradié, marchera seule vers l’horizon ?

  • Guillaume Babey

Pourquoi les Hommes ? Parce que les Monstres.


En 2017, année charnière dans le roman feuilleton du XXIième siècle, j’écrivais une note de blog, en commémoration à Halloween. Cette note se voulait être un essai sur la pertinence de célébrer cette fête dans une période trouble. Mon texte explorait aussi la pertinence du monstre comme catalyseur sociétal à travers ses deux étymologies possibles. Cinq ans plus tard, cette note me parait bien naïve.

Je ne parle pas de mon amour pour Halloween, ou du fait de passer sous silence son caractère commercial. Je maintiens que Noël, Pâques, et la Saint-Valentin sont éminemment plus méprisables sur le principe du consumérisme globalisé, de par leur prétention à inculquer des valeurs morales et/ou éthiques. De plus, il me paraît tout-à-fait stérile de critiquer une fête pour sa participation au grand gaspillage mondial, dans la mesure où toutes les fêtes sont impliquées.

Une fête est une célébration rituelle. La religion actuelle étant le Grand Capital, les fêtes occidentales sont donc très logiquement assimilées à l’émulation néo-libérale, tout comme les fêtes païennes furent réadaptées et incluses dans le modèle chrétien. Là où se situait ma naïveté, c’était dans mon insistance à voir dans le monstre une forme de réconfort. Pour revenir à la première définition, ce monstre comme celui que l’on « désigne », que l’on pointe figurativement et littéralement du doigt, c’est évidemment le paria social.

Depuis la fin du XXe siècle, le monde occidental et ses partenaires économiques ont vu (ou plutôt engendré) une recrudescence du communautarisme, ce repli idéologique et social où les individus vont restreindre leur cercle de relations et parfois en rejoindre un autre, plus radical, dans lequel ils se sentent acceptés et validés dans leurs prises de positions extrêmes.

Internet, notamment via les réseaux sociaux, a permis la prolifération de cette mentalité de repli, de méfiance, et d’antagonisation des relations avec l’autre. En d’autres termes, Internet encourage la création de monstres. Le monstre c’est l’autre non assimilé, c’est le « contraire » de nous, de nos valeurs.

Ce comportement se trouve dans toutes les confessions religieuses et les familles politiques, où chacun se considère comme une victime, seul contre tous, détenteur d’une vérité absolue qui ne laisse aucunement place au débat. Cette mentalité n’est pas restreinte aux réseaux sociaux mais est entretenue par les médias mainstream, télévision et presse en tête.

Partout, ce sont « eux et nous », « eux contre nous », « eux ou nous ».

Ici le monstre est multiple. Il est à la fois l’ennemi mais aussi le titre que chacun semble se donner, comme figure pathétique. Nous sommes tous des parias, tous des déracinés, des orphelins, des rejetés. Nous nous pointons nous-mêmes du doigt, par culpabilité ou désir de validation.

Cette universalité du caractère monstrueux de chacun amène à des réactions ambivalentes. Certains vont tenter une « conversion », de convaincre l’autre « camp » de son humanité, de par le polissage du langage et l’imitation. D’autres vont au contraire renforcer leur monstruosité, accentuer jusqu’à la parodie les aspects « problématiques » de leur personnalité ou le plus souvent de leurs opinions, deux choses distinctes quoiqu’on se le dise.

Cette réaction régressive se traduit souvent par une sorte d’auto-sabotage. Quand l’humoriste et présentateur télé français Tex disait une blague sexiste éculée à une heure de grande écoute et en pleine période #MeToo, ce n’était rien moins qu’un suicide professionnel. La recrudescence des discours rhétoriques d’extrême droite peut aussi être vue comme une façon d’instrumentaliser la monstruosité perçue.

A l’autre extrême du spectre, ceux qui se présentent comme l’alternative, comme les dominés, les opprimés du système, vont aussi accentuer leur différence par rapport au modèle standard.

Tous sont donc soumis à un choix, deux mécanismes de défense identitaire. Se conformer à ce que les médias perçoivent comme étant la normalité ou pleinement endosser le rôle du monstre, s’attirer les remontrances et les violences de la masse de façon délibérée, se sacrifier sous l’autel de la liberté individuelle ou de celle de la communauté dont on se fait l’ambassadeur.

Que faire contre cela ? Car il me paraît évident de contrer ces comportements, la plupart du temps autodestructeurs et contre-productifs. Peut-être en acceptant une réalité terrible: il n’y a pas de monstre. Par-là, j’entends qu’il n’existe pas de normalité ponctuée seulement de quelques anomalies. La normalité est un diktat, une violence faite à l’indéfinissable totalité de l’univers.

Si le monstre est une construction totale, le « normal » l’est tout autant. Humoriste et rhétoricien américain connu pour tirer à boulets rouges sur les hypocrisies de son pays, George Carlin considérait plusieurs actes jugés aberrants par la majorité comme étant des comportements humains extrêmes, mais pas nécessairement anormaux. Parmi ces actes, on peut citer le meurtre, le suicide, le cannibalisme, la nécrophilie, etc.

Carlin restait néanmoins prudent en arguant que ces comportements étaient essentiellement humains, pas animaux. Cette concession faite à la normalité était peut-être une nécessité de l’art du stand-up. On sait que plusieurs animaux peuvent cannibaliser, tuer leur prochain, se suicider (quoique ce soit rare) et même copuler avec des cadavres.

Nous ne voyons pourtant pas les autres animaux comme des monstres pour ces raisons. Alors pourquoi devrions-nous nous voir nous-mêmes comme des monstres ? Parce que nous sommes conscients de nos actes ? C’est discutable. La prise de conscience pourrait se faire sans jugement moral, à moins que le jugement moral soit un mécanisme de défense mentale chez l’humain pour écarter l’absurdité de sa propre existence.

La création d’une idole répond au même besoin que celle des monstres, à savoir de déterminer une direction morale culturelle. L’idole serait donc le monstre dans son autre origine étymologique, à savoir l’éclair, le phare guidant dans la nuit. Ainsi, lorsque l’idole, souvent un simple être humain faillible, fait un pas de côté plus ou moins conséquent, il sera démonté de son socle par la vindicte populaire, souvent influencée par des intrigues en coulisses.

La chute des idoles est très souvent orchestrée par ceux qui les ont façonnées, l’industrie devant chaque fois montrer patte blanche lorsque la confiance de ses consommateurs/paroissiens est ébranlée. Hollywood est passée maîtresse de ce numéro d’équilibriste. L’idole devient alors monstre, même si la différence est toute relative.

Le monstre est un blocage, un garde-fou. Il n’est pas une menace mais une manière de l’apprivoiser en l’éloignant de nous. Mais c’est futile. Nous sommes le monstre, et donc le monstre n’existe pas. Hélas, notre être émotionnel n’ayant pas évolué depuis le néolithique alors que notre technologie touche au divin, notre besoin de dresser des épouvantails est peut-être impossible à pleinement endiguer. Dans les zones d’ombres, le sommeil de notre raison produit toujours des monstres, souvenirs lointains des âges farouches.

Dans la lumière des flammes allumées par les premiers hommes pour se réchauffer, dansaient les ombres de la forêt inquiétante, et toutes les chimères devenaient possibles, palpables et menaçantes. Ces flammes ont-elles aussi déformé les visages de nos semblables ? Avons-nous commencé à voir dans notre prochain quelque chose d’autre et de dérangeant ? Est-ce à ce moment-là que nous avons pointé du doigt celui qui se trouvait face à nous, partageait notre nourriture, notre couche ?

Pointer du doigt est le geste le plus violent de toute l’Histoire de l’Humanité. Dans ce geste résident toutes les pulsions destructrices en puissance. Pointer du doigt, c’est montrer. Et le mot monstre vient de la même racine. C’est l’acte de montrer qui fait le monstre, qui le distingue et l’isole, et ce faisant le prive de la compassion de ses semblables, l’expose à toutes les humiliations et sévices jusqu’au meurtre. Une violence que le monstre ne pourra que fuir ou rendre.

Car être un monstre c’est paradoxalement adopter un rôle dans la communauté, et donc on s’y conforme. On répond aux attentes. Monstre je suis ? Monstre je serai. Le costume colle à la peau, on s’habitue aux chaînes et bientôt on en vient à oublier qu’on fut un jour un être humain. Le « mal » ainsi désigné, le système peut continuer sans entrave, sans remise en question. Le monstre porte sur ses épaules la charge de maintenir le système en place.

Le monstre n’est pas un révolutionnaire. Seules notre empathie et notre écoute pourront peut-être lui permettre de nous enseigner les choses défendues, celles qui peuvent faire choir le château de cartes.

Accepter que le monstre n’existe pas, c’est reconnaître l’humanité dans tous ses individus, y compris les plus répréhensibles. Seule une humanité unie peut faire face aux défis de notre époque. Le sommeil de la raison produit des monstres. Son réveil les absout. Dans le cas contraire, nous continuerons de créer des parias et des idoles, en oubliant le réel avec toutes ses nuances.

  • Guillaume Babey

« Pour adultes » : Les origines d’un malentendu

Ah, notre époque moderne. Ses craintes, ses absurdités, et surtout ses débats ubuesques où tout le monde a tort car personne ne sait de quoi l’on parle. Parmi les nombreuses discussions qui tournent en rond sur internet au point de produire leur propre centre de gravité, on trouve la question des divertissement dits « pour adultes ». Comprenez par là des productions, le plus souvent audio-visuelles, destinées à un public majeur.

Présentée ainsi, l’expression « pour adulte » ne souffre d’aucune ambiguïté. Elle ne fait que désigner une démographie déterminée par l’âge de la citoyenneté (18 ans dans la plupart des pays européens) et la fin du développement physiologique des individus, soit au début de la vingtaine. Or donc, comment les internautes ont-ils compliqué inutilement ce terme ?

Le problème est avant une question de sensibilités culturelles et d’instrumentalisation médiatique. On a pu lire sur Tumblr ou Twitter des affirmations du type « ce n’est pas parce que telle œuvre contient du sexe et/ou de la violence que c’est plus adulte qu’une qui n’en contient pas » ou encore que « telle œuvre est puérile car elle flatte nos plus bas instincts au lieu de parler de vraies problématiques » et enfin que « telle œuvre destinée aux enfants est beaucoup plus adulte que bien des œuvres destinées aux grands ».

On perçoit tout de suite une confusion sémantique liée au terme « adulte », probablement influencée par la langue anglaise, toute puissante en ligne. Précisons que le médium le plus touché par ces controverses est l’animation pour adulte, qui a connu un récent regain d’intérêt ces dix dernières années.

Ces personnes, quelle que soit la pertinence de leur opinion, considèrent erronément qu’ « adulte » et « mature » sont synonymes. Ils opèrent un glissement sémantique de l’acception purement technique (la majorité légale) à l’interprétation morale (être adulte c’est faire preuve de maturité). De fait, on a pu voir refleurir des réactions pudibondes et bien-pensantes à l’annonce de telle série animée destinée aux adultes et comportant des éléments explicites, ou usant d’un humour potache, tandis que sont portées aux nues des séries « jeunesse » pour la finesse de leur écriture permettant une double-lecture.

Ces opinions moralistes sont en général émises par des personnes jeunes, nées dans les années 1990-2000 et ayant justement grandi avec des œuvres permettant à plusieurs tranches d’âge d’y trouver leur compte. On peut aussi supposer que ces personnes très volubiles sur la toile sont pour beaucoup très sensibles, peut-être même mal ajustées au monde extérieur, et que ni le sexe ni la violence ne leur paraissent attrayants, ce qui est leur droit. Ce qui est moins permis, c’est de faire de ses limites personnelles un étendard.

Les réactions négatives face aux séries « adultes » s’accompagnent le plus souvent d’accusations de sexisme et autres intolérances diverses. On peut aussi y associer la défense des œuvres pour enfants, qualifiées d’infantiles par une minorité vocale jouant le plus souvent la carte du virilisme comme signe de « maturité ». Comme souvent sur Internet, plusieurs thèmes et sujets sont mêlés en une rhétorique aussi difforme que malavisée.

Il n’y a dans l’absolu aucun mal réel à produire, regarder et apprécier des œuvres pouvant choquer certains. L’important est de ne pas exposer les personnes sensibles à un tel contenu sans leur consentement. C’est bien pour cela qu’elles sont vendues à un public adulte, c’est une simple question de jurisprudence. La fin des années 1980 a vu le développement de catégories d’âge pour l’audio-visuel et la littérature qui ne laissent plus aucune doute. Si vous vous exposez vous-même à une œuvre pouvant potentiellement vous choquer, vous êtes seul responsable. Cependant, nos censeurs sensibles ne sont pas entièrement injustifiés dans leur lassitude.

Le premier constat est la pauvreté générale du monde du divertissement et de la fiction de masse. Malgré la multiplication des supports et des projets mis en chantier pour remplir les catalogues de services VOD, la promesse de diversité et de représentation, la plupart de ces films, séries et autres formats narratifs répondent la plupart du temps à des schémas éculés, formatés par des financiers et des groupes de communication afin de générer une adhésion immédiate du public. Ce n’est pas pour rien qu’Hollywood s’est tournée vers les blockbusters adaptant des franchises à succès des décennies passées, supprimant par la même occasion toute prise de risque, et nivelant l’originalité par le bas.

Des poches de résistance existent, y compris au sein des industries les plus sclérosées, mais leur combat est difficile et le public, habitué à se gaver d’une tambouille prémâchée (oui Disney, c’est toi que je vise), réagit parfois avec violence face à ces quelques productions atypiques.

L’autre problème est une question de pure communication. Nous vivons plus que jamais dans l’ère de la publicité, du marketing, de l’information comme stimulant. « Ads are the new Sex » pourrait-on dire en parodiant Cronenberg. A la fin des années 2010, les œuvres contre-culturelles des années 1970-80 trouvèrent un nouvel essor auprès des aficionados. Le célèbre périodique français Métal Hurlant et ses dérivés semblaient avoir conquis un nouveau public, en réaction à ce que certains percevaient comme une période ultra-consensuelle. Cette fameuse « guerre culturelle » que nos politiciens les plus démagogues aiment à invoquer pour défendre leurs positions réactionnaires.

Suivant cet engouement, plusieurs productions adultes vendues comme les successeurs spirituels de Métal Hurlant furent annoncées. Netflix ouvrit la brèche avec Love, Death + Robots, puis Adult Swim avec Primal qui marquait aussi le grand retour de Genndy Tartakovsky, papa des dessins-animés phare de l’écurie Cartoon Network, Amazon Prime accueille l’adaptation animée du comic Invincible, et des sitcoms animées tels Rick & Morty modernisent la formule inaugurée trente ans avant par les Simpson ou Family Guy. Ces séries ont en commun d’avoir été présentées comme le renouveau de l’animation pour adultes. Certaines tinrent leurs promesses, d’autres parurent être des arnaques.

On peut comprendre alors que certains internautes prennent la mouche, car s’ils font la confusion entre « adulte » et « mature », c’est parce que la communication est coupable des mêmes raccourcis. Ainsi, la série animée tirée de la licence Cyberpunk s’appuie sur les mêmes arguments visuels et superficiels de la violence grandiloquente et de l’imagerie sexuelle pour se vendre aux futurs abonnés de Netflix, alors que son histoire est bien plus riche thématiquement.

Un monde encombré de signaux et de stimuli, refusant de laisser à notre esprit le temps de souffler, assailli que nous sommes par l’information visuelle et sonore, n’est pas un environnement propice à la réflexion ou aux discussions respectueuses. Nous sommes ainsi réduits à dégurgiter ce trop-plein qui déforme notre vision du monde, des êtres, de l’art et de la culture. Ce trop-plein peut créer le rejet, surtout si l’on est assailli d’éléments qui heurtent nos sensibilités. Ce n’est jamais une excuse pour devenir censeur mais c’est hélas un pur produit de notre temps.

Afin de résoudre cela, il nous faudra bien un jour nous pencher sur l’origine de nos turpitudes et discuter de notre relation à internet, entre adultes, matures et pondérés.

Le Mauvais Côté de l’Histoire

Nous le savons tous car nous le vivons tous. Depuis le début du XXIème siècle nous assistons à une intense polarisation politique, qu’il s’agisse de l’opinion publique ou des décisions prises par divers gouvernements des pays développés. Alors que l’Europe se trouve à nouveau menacée par les délires expansionnistes d’un dictateur, 70 ans après la deuxième guerre mondiale, le flot de paroles plus ou moins censées déferle dans les médias de tous bords, et bien entendu les réseaux sociaux, vivier fertile de bien des dérèglements récents.

Dans ce torrent de lieux communs et d’opinions arbitraires sur le bienfondé d’une invasion armée, on retrouve la fameuse phrase « You’ll be on the wrong side of History », vous serez du mauvais côté de l’Histoire. Ma pédanterie atavique tique à la mention de cette formule, devenue un slogan, asséné sans y penser par une sorte d’automatisme vindicatif.

Tout historien ou étudiant dans ce domaine vous rappellera une autre phrase connue, à savoir que ce sont les « vainqueurs qui écrivent l’Histoire » et que par conséquent le récit des événements, en particulier les conflits armés, sera toujours biaisé. Ce simple rappel d’une évidence, aussi cruelle soit-elle, doit nous faire réfléchir sur la question du « bon côté » de l’Histoire et de son instrumentalisation actuelle.

L’Histoire en tant que discipline est une constante quête de la véracité, où bien des idées reçues et positionnements idéologiques ont dû et doivent être réévalués. Mais l’Histoire dans l’inconscient collectif est vu comme une sorte de socle inébranlable, essentiel et matriciel, sur lequel repose toutes nos valeurs. Cette perception populaire de l’Histoire sert admirablement les desseins de toute personne cherchant à la déformer à son avantage.

On se souviendra du mensonge de Charles De Gaulle qui tenta de convaincre ses citoyens que toute la France fut résistante durant l’Occupation. De même en Suisse, le fameux rapport Bergier – qui démontra la part de responsabilité de l’Helvétie dans l’Holocauste – fut rejeté par une grande partie de la population ayant grandi dans une vision idéalisée de leurs pays durant les périodes sombres.

Les récents incidents en France, qu’il s’agisse du discours pro-Pétain de Zemmour ou du révisionnisme du Puy du Fou nous rappellent que les mouvements réactionnaires continuent à déformer l’Histoire, preuve qu’elle n’est en rien stable ou immuable. Certaines régions des Etats-Unis, particulièrement celles ayant participé à la Guerre de Sécession du côté Sudiste, enseignent encore aux enfants une vision complètement déformée des conflits raciaux en Amérique.  

Plus insidieux sont les événements et phénomènes qui, bien qu’avérés, remettent en question notre vision souvent binaire de l’Histoire avec ses bons et ses mauvais sujets, avec le mythe du « progrès » en toile de fond. Le Moyen-Âge n’avait rien de cet âge obscure et arriéré que nous imaginons tous à l’évocation de cette ère, de même que le Siècle des Lumières vit une explosion de procès pour sorcellerie. Des chefs de tribus africains jetaient leurs rivaux ou leurs sujets dissidents en pâture aux négriers, certains pères juifs avaient pactisé avec Hitler dans l’esprit du « moindre mal », et des peuples précolombiens ont aidé les Conquistadors à vaincre leurs voisins.

Combien de représentants du « mauvais côté » de l’Histoire participèrent à l’écriture de son « bon côté » ? Citons Werner von Braun, ingénieur Nazi à l’origine de la technologie qui envoya plus tard les premiers hommes sur la lune ou encore Reinhard Hönn, autre Nazi qui échappa aux mailles du filet et qui conçu le modèle entrepreneuriale sur lequel repose à présent l’ensemble du monde professionnel. Inutile de rajouter que l’héritage de ces deux criminels de guerre est des plus ambivalents. Ils n’en restent pas moins des acteurs de « notre » Histoire, celle qui mena à notre société actuelle.

Dans la logique inverse, combien de personnes et populations innocentes ont été un jour placées du « mauvais » côté de l’Histoire à un moment de leur existence avant d’être réhabilitées ? Les Chrétiens avant la conversion de l’Empereur Constantin, les protestants, les personnes racisées, les femmes, les révoltés de tous bords, la communauté queer, etc. Notre acceptation toute récente et encore parcellaire des minorités brimées n’est-elle pas la preuve de l’ambiguïté du discours historique ?

Si je cite ces exemples, c’est pour vous démontrer que l’Histoire ne peut être résumée à deux facettes positives, celles des vainqueurs et des perdants ni que la tournure des événements puisse être prédite avec certitude, puisque sa perception va dépendre de ceux qui sont autorisés à l’écrire. De fait, asséner à un particulier qu’il se trouvera du mauvais côté de l’Histoire, c’est non seulement exposer une vision manichéenne du monde mais c’est aussi participer à l’instrumentalisation des récits humains.

Répéter cette phrase en pensant éduquer son interlocuteur ne sert qu’à illustrer avec une terrible clarté la période de crise actuelle. Lorsque notre perception du monde et notre confiance en l’avenir sont menacées, nous nous rabaissons à une forme d’essentialisme déplacé et irrationnel. L’Histoire se doit d’être étudiée avec méthode, détachement et humilité face à notre propre place dans ce grand récit qui, à moins que les lions apprennent un jour à écrire, sera encore et toujours l’œuvre des chasseurs.

Sorcières et féminisme: les problèmes d’un Slogan

AVERTISSEMENT : L’auteur de ces lignes est convaincu du bien-fondé de la cause féministe dans son ensemble et, s’il ne se définit pas lui-même comme féministe, est conscient des problèmes causés par le patriarcat. Ce billet d’humeur ne remet pas en cause cet état de fait mais exprime des réserves sur un slogan précis lié au féminisme, rien de plus ni de moins.

Juste cause et honnêteté intellectuelle ne s’accordent pas toujours. Tout mouvement social, politique ou intellectuel, si il désire changer le statu quo, va employer des méthodes plus ou moins déontologiques pour appuyer et défendre son propos, et pourquoi pas recruter. C’est pour cela que l’on fait campagne, qu’il s’agisse d’un député ou d’un activiste. Dans cette bataille d’influences, le slogan est l’une des armes les plus efficaces, capable de produire une approbation émotionnelle dans l’esprit de qui en est la cible.

Le féminisme, malgré ses objectifs louables, n’est pas exempt de ces procédés liés à la propagande. Et parmi les slogans assénés comme autant de litanies, voire de mèmes au sens Dawkinsien du terme, on trouve cette phrase qui refit surface autour de 2017, année du balançage de porc : « Nous sommes les filles des sorcières que vous n’avez pas brulées ».

La phrase d’origine en anglais a très tôt fait des petits et on la trouve à présent partout, que ce soit dans des discours, des pancartes de manifestations, des tweets, des t-shirts, ou même collée sur les murs de nos villes, entre deux graffitis orduriers.

On peut observer dans le slogan plusieurs étranges liens sémantiques. En moins de dix ans, la figure de la sorcière a été complètement retournée, instrumentalisée pour devenir une figure archétypale féministe. Cette nouvelle fonction idéologique fut facilitée par la publication de nombreux ouvrages et articles, traitant à la fois des différentes chasses aux sorcières ayant eu lieu en Occident durant la fin du Moyen-Âge et la Renaissance, et sur les combats féministes de l’ère contemporaine. Certes, les différentes périodes de persécution des femmes sous des prétextes fallacieux ne sont plus à prouver et démontrent la réalité de la misogynie institutionnelle de nos cultures.

Il faut cependant rappeler que dans les premières occurrences du phénomène, beaucoup d’hommes furent aussi accusés de sorcellerie, torturés et exécutés. On citera l’exemple du prêtre Urbain Grandier lors de l’affaires des « possédées de Loudun ». De plus, la chasse aux sorcières ne fut pas un événement précis. C’est un mot-valise qui englobe plusieurs cas souvent limités dans le temps et l’espace. La Suisse est assez bien connue pour avoir été le dernier pays en date à avoir exécuté une sorcière, la sage-femme Anna Göldin, à Glaris en 1782. Une fondation porte aujourd’hui son nom et décerne depuis 2009 un prix pour les droits humains.

Que le féminisme actuel récupère des figures historiques ou des archétypes n’est pas un problème en soi. Tous les mouvements ont besoin de mythes, l’être humain étant plus sensible aux symboles qu’aux faits. Le problème tient dans ce que les femmes accusées de sorcellerie n’étaient pas des féministes, de nom ou d’esprit. Il s’agissait de bouc-émissaires exécutés moins pour leurs idées ou leurs actions que pour apaiser des tensions, les déposséder de leurs biens ou faciliter des manigances politiques. Le sanguinaire Cromwell en Angleterre en fit l’un de ses principaux chevaux de bataille une fois devenu « Lord protecteur ».

Contrairement à des idées reçues récentes, toutes les femmes jugées comme sorcières n’étaient pas des guérisseuses, garantes d’un savoir millénaire que nous aurions perdu suite à la période des Lumières où la Science était effectivement une discipline essentiellement masculine. Beaucoup de ces femmes étaient des employées de maison ou des accoucheuses, accusées de vol ou d’avoir jeté des sorts à des enfants affligés de tares diverses. D’autres de ces prétendues sorcières étaient accusées d’avoir ensorcelé tel mari volage ou de pratiquer la foi protestante, en pleine période de persécution de cette minorité chrétienne. Bref, il y avait autant de raisons pour accuser une femme de sorcellerie que de dénoncer son voisin juif durant l’occupation, la plupart du temps sans la moindre provocation de la part des accusé-e-s.

Un autre élément que les féministes modernes tendent à occulter, c’est que dans plusieurs procès de sorcellerie, une grande majorité de témoins à charge étaient des femmes, comme l’attestent les archives du canton du Jura ou encore les comptes-rendus des fameux procès de Salem. Dans ce dernier cas, les accusations de sorcellerie provenaient de jeunes femmes révoltées, poussées dans leur retranchements par des conditions de vie de plus en plus difficiles dans leur communauté puritaine du Massachusetts. Certaines de ces accusatrices avouèrent l’avoir fait « pour le sport ». Autant dire que les procès de sorcières ne sont pas un très bon exemple de solidarité féminine et qu’occulter cet aspect est intellectuellement malhonnête.

Rappelons aussi que c’est parce qu’elles furent déclarées sorcières que ces femmes ont été exécutées. La punition donne le statut. Il n’y avait pas une sorte de minorité religieuse ou ethnique appelée sorcière, tout comme il n’y a pas de race de « voleurs » ou de « meurtriers », si l’on devait faire une comparaison grossière avec des accusations plus conventionnelles. Affirmer alors que les féministes actuelles sont les descendantes des sorcières qui n’ont pas été brulées devient un non-sens.

Cela crée aussi le mythe que les féministes seraient directement issues de cette partie de la gent féminine, qui aurait nourri le feu de la résistance jusqu’à nos jours. Comme tout mouvement de pensée, le féminisme n’est pas né une seule fois, ni ne possède de racines précises. Tout au plus pourrions-nous faire remonter le féminisme actuel à l’œuvre de Simone de Beauvoir, du moins dans son approche occidentale.

Il s’agit une fois de plus d’un mythe, identitaire qui plus est. On se rapproche ici du néo-spiritualisme de certaines féministes qui portent aux nues les anciennes croyances en un « pouvoir féminin », souvent issu de la lune, convoité ou craint par les hommes. L’exécution des sorcières serait donc le résultat de la peur des mâles face à l’indomptable puissance féminine qu’ils ne sauraient comprendre.

Ce courant de pensée est heureusement minoritaire parmi les féministes sérieuses mais sa réapparition dans une période de recrudescence des croyances alternatives n’est pas des plus réjouissantes. Ce serait défendre aujourd’hui les sorcières d’hier en leur prêtant les pouvoirs que leur auraient reproché leurs bourreaux. Une fois de plus, un non-sens.

Enfin, ce slogan témoigne d’un aspect peu ragoutant du féminisme tel qu’on le conçoit par le biais des médias traditionnels, à savoir qu’il s’agit le plus souvent d’un féminisme blanc, bourgeois, et élitaire.

Cela ne devrait pas nous étonner, car ce qu’on oublie avec l’histoire des sorcières, c’est que c’est une histoire de blancs. Une des quelques occurrences suffisamment documentées et médiatisées qui ne date pas de l’Antiquité où des individus européens ont été massacrés sous un prétexte politique. Comme les Protestants ont la Saint-Barthélemy pour nous rappeler les heures sombres de leur Histoire, certaines féministes ont trouvé dans les sorcières un chapitre sanglant idéal pour produire une réaction émotionnelle, une noble indignation prompte à appuyer leurs arguments.

Seulement voilà, s’approprier une Histoire qui ne nous concerne que tangentiellement, en la simplifiant à outrance pour la faire rentrer dans un cadre rhétorique avantageux, ça s’appelle du révisionnisme. Et même une cause aussi justifiée que celle du féminisme, en particulier un féminisme post-colonial, trans-inclusif, sex-positif et anti-capitaliste, risque de pâtir de l’usage paresseux d’une phrase aussi bancale.

L’Histoire des femmes est suffisamment peuplée de rebelles et de martyrs, qui sont mortes sous le joug de régimes misogynes, pour ne pas avoir à inventer une filiation imaginaire.

Quant à la nécessité du féminisme d’utiliser des slogans puissants et efficaces, j’ai eu l’occasion d’en lire plusieurs sur les panneaux des grévistes lors de la manifestation du 14 juin 2019 pour le droit des femmes à Neuchâtel. Une diversité de tons et d’approches, tantôt humoristiques tantôt dramatiques, et qui démontrent si besoin était que l’expression collective d’opinions multiples sera toujours plus intéressante qu’un unique anathème scandé ad nauseam.

Pour en finir avec le Youtube Critique

AVERTISSEMENT : Ce billet d’humeur ne se veut pas une attaque sur les personnalités publiques citées en tant que personnes mais bien en tant qu’icônes et transmetteurs d’idée.
Mes remontrances envers le médium qu’ils ont choisi n’est pas une volonté de décrédibiliser leur négoce. C’est au contraire parce que je suis conscient des qualités du dit médium qu’il m’inspire certaines craintes et méfiances.

L’avènement de ce qu’on a fini par appeler le « Youtube Critique », comprenant l’ensemble des vidéastes faisant profession de critiques cinéma, remonte au milieu des années 2010, dans le sillage de Doug Walker alias le Nostalgia Critic, dont la carrière allait connaître une trop courte pause, avant de reprendre, plus agaçant que jamais.

En France, des personnalités comme Karim Debbache, Thimothée Fontaine alias Durendal, et François Theurel alias Le Fossoyeur de Films, formeront un socle plus ou moins solide qui soutiendra sa propre vague d’émules et imitateurs avec des niveaux de succès divers. Le Youtube Critique est avec son jumeau le Youtube Jeux-Vidéos l’un de ceux qui inspire le plus la collaboration entre créateurs. Ces « crossovers », car ces jeunes gens ont récupéré à leur bénéfice tous les poncifs narratifs des œuvres qu’ils aiment, ont donné l’impression que Youtube était une grande famille, pour ne pas dire une Mafia comme on a jadis désigné le groupe affilié à Nesblog.

Or une « famille » liée par des ambitions professionnelles ne peut que devenir dysfonctionnelle et entre Channel Awesome atomisée suite aux controverses autour de Doug Walker, le collectif français Vox Makers détruit pour des raisons similaires, ou encore le groupe Trash, le Youtube Critique a démontré son incapacité à fonctionner en tant que groupe, la plupart du temps suite à des conflits d’intérêts ou des comportements déplacés encouragés par la célébrité. D’autres sous-sections du Youtube français montreront les mêmes travers, y compris dans le secteur si innocent en apparence de la vulgarisation scientifique.

Nous vivons à présent une sorte de timide retour à une structure individuelle et morcelée. La Pandémie ne fut pas tendre avec les vidéastes dont le train de vie, à de rares exceptions, est peu enviable. Certains se sont assagis et modifient leurs formats comme François Theurel qui a su enterrer son personnage de Fossoyeur avant que ses tentatives de fiction ne le mènent trop loin. Il a surtout su s’entourer et briser le cadre du critique solitaire.

D’autres comme Durendal ou Michael J, ancien vox maker, persistent et signent, dans une sorte de guerre idéologique où le cinéma devient prétexte à un discours politique partisan, le vidéaste ne vivant plus qu’à travers son propre médium, répondant aux trolls au lieu de les ignorer, se constituant un arsenal exponentiel d’arguments défensifs où une partie substantielle de leurs vidéos consiste à répondre aux critiques qu’on leur fait.

Les plus poltrons d’entre eux laissent la besogne à une poignée de suiveurs idolâtres hantant la section commentaire à l’affut de tout avis contraire à celui de leur critique-idole. On appelle ça la « Stan culture » de nos jours mais le terme fanatisme me parait plus approprié.

L’approche victimaire de ces vidéastes montre les effets néfastes de la culture internet, où l’anonymat et l’immédiateté ont dépourvu les utilisateurs d’une partie de leur capacité de réflexion et d’empathie. Nous en sommes à un point où des vindicatifs comme Marty de « La Séance de Marty », vont rechercher toute mention de leur nom sur les réseaux pour voir qui dit du mal de leur travail (véridique), et y répondre dans des vidéos sensées parler de cinéma.

Vous l’aurez compris, je déplore l’état du Youtube Critique et j’ai perdu beaucoup d’estime pour les créateurs qui le constituent.

Je ne serais pas aussi remonté si ces couillons n’étaient pas devenus la référence principale des apprentis cinéphiles ou de tout jeunot désireux de se construire cette terrible et inutile chose qu’on appelle « une opinion », dans une époque où l’on exige de chacun qu’il s’exprime sur tout.

La critique cinéma, nous rappelait Elliot Mini, est un genre littéraire. La transformer en divertissement fut la première étape d’un dévoiement idéologique terrible. Même les vidéastes les plus honnêtes sont coupables de cette dérive prescriptive.

Ne soyons pas ingrats, je dois beaucoup à ces jeunes loups qui ont cru un temps à Youtube, à un autre médium, une autre culture, avant d’être assimilés par la TV et les sponsors. Mais je ne me désabonne pas pour rien: je veux maintenant grandir hors d’eux et de leurs névroses.

Je doute que lorsqu’il théorisa le « critique en tant qu’artiste », Oscar Wilde s’attendait à ce que la réalité aille au-delà de ses prédictions. Peut-être parce que le critique actuel n’est pas tant un artiste qu’un show-man, un clown, un prédicateur.

Honnêtement, les seuls qui trouvent encore grâce à mes yeux sont les vidéastes femmes. Leur statut implique une plus grande prudence, car elles se savent attendues au tournant par tous les trolls et misogynes de la Terre. Mais ce cadre contraint leur permet d’atteindre une qualité supérieure. Rien ne canalise mieux la création qu’un terrain hostile. Elles ne sont pas à l’abri des défauts cités plus haut, mais leur relative discrétion les empêchent de causer les mêmes torts que leurs homologues masculins, du moins pour l’instant.

Que l’on soit homme ou femme, les vidéastes sont surtout contraints par l’absurdité des conditions de la plateforme toujours plus tournée vers le profit. De là découle peut-être leur préférence pour les films populaires et les controverses, souvent issues d’internet, s’enfermant ainsi toujours un peu plus dans une chambre d’échos. Pour désapprendre leurs mauvaises habitudes, la plateforme doit changer.

Il n’en demeure pas moins que laisser la responsabilité de la critique cinéma aux mains d’amuseurs tous plus ou moins descendants du Nostalgia Critic me parait dangereux. Car on oublie que la critique doit être une proposition, pas un programme rhétorique.

Pour reprendre les mots de l’inquiétant mais fascinant Durendal, le cinéma est un art de la manipulation. C’est d’autant plus vrai pour la vidéo Youtube. Méfiez-vous toujours, même de propos avec lesquels vous seriez d’accord, lorsqu’ils sont soutenus par un montage, du son, et de l’image.

Combien de fois ai-je entendu « j’ai pas le même avis mais qu’est-ce qu’il argumente bien ». La critique cinéma sur internet n’est plus un échange mais un combat rhétorique de petits coqs, où c’est celui qui aura le meilleur montage, la meilleure punchline, qui décidera de la place que tiendra un film dans l’esprit des jeunes générations. Nous ne sommes pas sortis de la cour de récréation.

La critique écrite comporte aussi son lot d’égos surdimensionnés et d’hypocrisie dépendant de qui possède les capitaux du journal mais l’on peut davantage se distancier d’un texte imprimé que d’une œuvre audio-visuelle.

Ces critiques Youtube sont des auteurs et c’est en tant qu’auteurs que nous devons les juger, pas en tant que détenteurs d’une faconde absolue, surtout quand la plupart sont des autodidactes, des diplômés d’école de cinéma en quête de carrière ou des cinéastes frustrés. La frustration est un moteur efficace de création mais dangereux quand il est alimenté par une âme vindicative.

Nous devons nous éloigner de cet univers ne fonctionnant que par l’invective et l’agressivité. Nous savons qu’Internet n’est pas tant le reflet de la nature humaine qu’une direction forcée par des créateurs d’algorithmes mus par une idéologie de droite libérale où la compétition est une vertu cardinale et le darwinisme sociale un culte.

Peut-être que la Critique Cinéma sur Internet ne pourra véritablement évoluer que par une refonte fondamentale du médium lui-même. Car nous le savons mieux que jamais encore dans l’histoire de l’humanité ; le médium est le message.

  • Guillaume Babey

Le Vampire: Pas qu’un Sex-Symbol

Quelques jours après le début de la rédaction de cette note, un podcast centré sur le cinéma* s’est penché sur Near Dark, un des premiers films de Kathryn Bigelow, traitant de vampires dans l’Amérique profonde des années 80. L’un des chroniqueurs dont nous tairons le nom a proprement conspué le film, non seulement sur ses qualités cinématographiques jugées discutables mais surtout sur l’absence de discours sur la place du vampire dans le paysage socio-sexuel de son époque, une donnée essentielle de toute œuvre traitant de vampire selon l’interlocuteur.

Mon but ne sera pas ici de défendre le film, que pourtant j’aime, ni de considérer que l’opinion du chroniqueur est invalide. Il sera ici question de ce que je trouve comme un vrai problème, à savoir l’affirmation selon laquelle la figure du vampire ne peut être traitée qu’à travers le prisme de la sexualité. Je trouve cette position non seulement étroite mais intellectuellement malhonnête, surtout venant d’une personne affirmant avoir tout vu sur ce qu’il y a à voir sur les vampires.

Il est vrai que dans l’inconscient collectif (si il existe seulement), le vampire est sexy. Le vampire est un sex-symbol, que ce soit comme convoitise de liberté sexuelle (The Hunger de Tony Scott) ou au contraire comme le prédateur déflorant des vierges innocentes (Fright Night de Tom Holland). Cette dimension sexuelle n’est pas une simple greffe du cinéma hollywoodien, toujours prompt à triturer ses propres insécurités dans un pays profondément puritain et hypocrite. Les légendes européennes faisaient du vampire le seul revenant à pouvoir se reproduire, même si l’enfant né de cette union contre-nature venait au monde sans os.

Le roman de Bram Stoker, Dracula (1897), possède plusieurs aspects sexuels, comme les trois épouses du comte, la façon dont le vampire semble séduire ses victimes, et bien sûr le contact physique potentiellement sensuel de la morsure. L’œuvre de l’Irlandais est souvent interprétée comme une allégorie d’émancipation sexuelle dans une Angleterre corsetée. Les propres expériences affectives
de Stoker semblent corroborer cette interprétation.

Avant Stoker, il y a bien sûr Carmilla (1872), une nouvelle de Sheridan Le Fanu, mettant en scène une femme vampire lesbienne. Notons cependant que Le Vampire (1819) de John William Polidori, ami et médecin de Lord Byron, interprétait déjà le vampire comme l’avatar du gentleman sociopathe et abusif, usant de son charme non dans un but de satisfaction sexuelle mais purement par envie de contrôle.

Il faudra attendre le septième art pour voir le sous-texte sexuel souligné, au point d’en faire un thème principal des film de vampires. Dracula (1931) par Todd Browning, aujourd’hui encore mal-aimé par certains jeunes loups de la critique, introduit Bela Lugosi. Le tragique acteur hongrois était, on a tendance à l’oublier, un sex-symbole authentique, séduisant de nombreuses femmes, d’abord sur les planches de Broadway puis dans les salles obscures. Son passé de comédien dramatique en Hongrie et en Allemagne, où il jouait les premiers rôles romantiques, ajoute à son aura, qui aujourd’hui nous semble bien lointaine, tant les années furent cruelles envers Bela, autant pour son physique que pour sa carrière. Le film de Browning étant l’un des premiers films d’horreur parlants, sa promotion donna du fil à retordre au studio de la Universal. C’est pourquoi le Dracula de 1931 fut un temps vendu comme une sorte de romance surnaturelle. Le mal était fait.

La compagnie britannique Hammer sort Horror of Dracula en 1958. Réalisé par Terence Fisher, le film fera l’effet d’une bombe, rendant plus explicite encore la dimension sexuelle du récit et de son antagoniste principal, incarné par Christopher Lee, en plus d’être particulièrement sanglant pour les standards de l’époque. Lee incarnera le comte dans 6 autres films de la compagnie et pour d’autres studios avant de raccrocher la cape, excédé par le type-casting et la baisse générale de qualité de scripts, Hammer sacrifiant aux gouts du jour leur intégrité artistique avant de disparaître.

Du Dracula de Browning, à celui de la Hammer ou de Coppola, puis d’Entretien avec un Vampire jusqu’à Twillight, la figure du suceur de sang comme symbole des relations entre sexe et société à une période donnée s’est solidifiée au point d’en occulter tout autre traitement d’un monstre pourtant bien plus complexe que le simple miroir freudo-lacanien de nos désirs et névroses.

Même des films ovnis comme Life Force de Tobe Hooper, où les vampires sont des extra-terrestres aspirant l’énergie vitale des humains, garde une dimension sexuelle évidente, le principal antagoniste étant une sculpturale jeune femme (Mathilda May) se baladant nue pendant les trois quarts du film, cherchant à séduire un Steven Railsback complètement dépassé.

Le vampire n’a pas d’origine propre, du fait de son ubiquité. De très nombreuses cultures parlent d’une figure surnaturelle vivant à la frontière du royaume des morts et des vivants, se nourrissant de matière humaine, qu’il s’agisse de fluides (le sang), de chair, ou même de leur essence vitale. Du Liak indonésien, tête volante dont les organes pendent au bout de son cou et se nourrissant du sang de fœtus, au Vertilak slave condamné à tuer tous les êtres qui lui sont chers, en passant par le Skinwalker amérindien capable de s’emparer de la peau de ses victimes ou son voisin le Wendigo affamé, le vampire est partout.

Ma définition du vampire peut paraître large. C’est parce qu’elle l’est. Le vampire est un archétype, non un personnage précis ou même une « espèce ». C’est l’expression d’une peur très particulière et pourtant universelle, celle d’être assimilé par un autre sans consentement. C’est la perte de l’intégrité. Cette idée est présente dans le jargon psycho-social actuel, où les mots de « vampire psychique », « vampire émotionnel » ou même de « pervers narcissique » désignent des individus dénués d’empathie cherchant à manipuler des victimes innocentes afin de se nourrir de leur énergie, ou d’en faire des âmes damnées. D’autres folklores associent le vampire à la figure du cauchemar, ce petit être se posant sur notre abdomen durant le sommeil paradoxal, produisant une pression et un sentiment d’oppression. Cette figure a été plus tard expliquée comme une expression des différentes paralysies du sommeil, qui causent chez certaines personnes des hallucinations visuelles.

Nous sommes bien loin du sex-symbole, n’est-ce pas ? L’autre aspect du vampire, son étrangeté et ancienneté, ouvrent la porte à une foultitude de thématiques intéressantes, telle que l’immortalité, comme fardeau ou convoitise, la vie après la mort, la dépendance à une substance pour survivre ou encore la xénophobie, le roman de Bram Stoker étant souvent rangé dans la catégorie des récits d’invasion. Ajoutons à cela la maladie, que les deux versions de Nosferatu, celles de Murnau et l’autre de Herzog, exemplifient à merveille, faisant du comte Orlok/Dracula l’avatar de la peste. Bien sûr la transmission de maladie a été traité sous l’angle de la sexualité, avec la pandémie de SIDA comme toile de fond, mais si toute maladie vampirique doit forcément être une métaphore pour une IST, nous manquons clairement de créativité.

Ce qui nous amène à la raison première de l’hypersexualisation du vampire dans le cinéma du XXème et XXIème siècle, à savoir la mauvaise conscience d’une société en constant conflit avec la sexualité, l’un des aspects les plus élémentaires de toute espèce procréatrice. Qu’il s’agisse des IST, des orientations sexuelles et de leur stigmatisation, de l’éveil hormonal ou du droit de jouir d’une sexualité libérée de toute contrainte conjugale, le vampire est moins le symbole que le vecteur, le porte-chapeau (pour ne pas dire le bouc-émissaire) de tous les questionnements sur le sexe des sociétés occidentales en générale, et des États-Unis en particulier, dans une période historique ayant connu des mouvements politiques et culturels où la sexualité était au centre de nombreux manifestes, progressistes ou réactionnaires.

Cette association est moins due à une essentialité du vampire, comme j’ai pris le temps de vous l’expliquer, mais plutôt à la tendance d’Hollywood de recycler des tropes et des poncifs. Lugosi et Browning ont ouvert la voie, la Hammer l’a enfoncée avec ses scènes de nudité ponctuant les moments horrifiques, et les années 90 et 2000 ont tout bonnement abattu les murs. C’est donc l’appropriation culturelle d’une figure millénaire et protéiforme par une industrie et un médium plutôt que la transmission d’une vérité élémentaire, qui a doté le vampire de cette étiquette. Ajoutons à cela que le sexe ayant toujours été un argument de vente dans nos sociétés occidentales, son utilisation dans les films de vampire a aussi une origine purement pécuniaire.

Pourtant le vampire peut être traité sous des angles différents. Only Lovers Left Alive de Jim Jarmush parle moins de sexe que d’ennui existentiel et de comment maintenir l’amour sur le long terme, Blade est une adaptation stylisée de comic-book où les vampires sont certes peu subtils mais représentent une menace intéressante, la mini-série Salem’s Lot de Tobe Hooper présente le vampire et ses victimes comme des inspirateurs d’une peur absolue, sans une seule once d’ambiguïté sexuelle. La mini-série par Steven Moffat et Marc Gatiss prend le mythe de Dracula à bras-le-corps, combinant plusieurs versions du personnage, ne faisant de la dimension sexuelle qu’une facette parmi de nombreuses autres. Le film Renfield utilise le fameux conte aux dents longues, incarné par Nicolas Cage, comme une métaphore du pervers narcissique, emprisonnant son acolyte dans une relation toxique. La série What we do in the Shadows, adaptée du film de Taika Waititi et Jemaine Clement, aborde les vampires de façon comique et tridimensionnelle, introduisant même le concept de « vampire psychique » dans la pop-culture.

Nous pouvons même considérer le loup-garou post-Lon Chaney Jr et les zombies de Romero comme des extensions du vampire, leur méthode de transmission étant directement inspirée de celle du suceur de sang, à savoir la morsure. Si l’on considère que l’assimilation de l’autre, le privant de son intégrité, est une caractéristique du vampire, nous pourrions pousser la définition au point d’inclure The Thing de Carpenter et même le Xénomorphe de la franchise Alien comme étant des vampires. Ces deux derniers avatars renforcent ma conviction que si le vampire détruit l’intégrité des autres, c’est parce que lui-même, comme un addicte ou un virus, est dépendant d’une source extérieure pour survivre.

Si j’ai pris le temps et la peine de démonter cet argument d’un unique chroniqueur cinéma qui n’a rien demandé à personne, c’est parce que, faisant partie d’un podcast relativement populaire, il me paraissait important de donner un contrepoint à une affirmation qui me paraissait partisane et sentencieuse. Les figures mythologiques ne sont pas figées, et n’ont pas à être enchaînées par une succession de tropes et de clichés justifiant une vision tronquée, les privant de leur potentiel.

Le vampire incarne la peur d’une mort qui ne serait pas la fin. Il est une sorte de christ inversé, prenant notre sang au lieu de verser le sien, et nous menant à une immortalité de souffrance plutôt que de paix. Il est la faim inextinguible que seuls le meurtre et la domination des autres peuvent étancher. Il est cet être tout-puissant masqué par des oripeaux de la classe dirigeante, capable d’assouvir ses pires pulsions sans répercussions ou au contraire le malade, addicte invétéré, décharné et ostracisé. Le vampire c’est Jeffrey Epstein, c’est Peter Kürten, Richard Chase ou le pervers narcissique qui prétend être votre ami pour mieux vous utiliser. Ce n’est pas que Brad Pitt, Antonio Banderas, Robert Pattinson, Lugosi ou même Tom Hiddleston.

J’invite les créateurs de tous horizons à se pencher sur les aspects non-sexuels du vampire, afin de donner des œuvres originales et paradoxalement infiniment plus subversives.

*Le podcast en question, Pardon Cinéma, a depuis cessé d’être, suite aux allégations d’harcèlement sexuel faites à l’encontre de son animateur principal.

  • Guillaume Babey

Pourquoi les monstres ? Parce que les hommes.

Le 31 octobre. Dans certaines régions des pays occidentaux, c’est la période des festivités horrifiques, sous la forme d’Halloween. C’est la fête des monstres, des goules et autres sorcières. C’est le moment où des tueurs masqués et des fantômes invincibles hantent notre imaginaire façonné par le cinéma et la littérature d’horreur. Halloween se substitue à Carnaval, devenu trop sage, et devient le moment de l’année où nous pouvons libérer nos pulsions, donner corps à nos peurs et à nos désirs les plus secrets sans crainte (ou presque) du jugement toujours acéré de nos pairs.

 

Nous savons que les critiques faites à cette célébration sont légion, notamment sous nos latitudes européennes toujours promptes à fustiger le consumérisme pervers des Etats-Unis. Certes, Halloween tel que nous le connaissons est loin de ses modestes origines païennes ou même de sa version christianisée.

 

De nos jours, c’est surtout une occasion pour divers commerces de se remplir les poches avec des produits dérivés, des accessoires au rabais et des friandises thématiques qui satisferont l’avidité de millions de futurs diabétiques en culottes courtes. Pour les jeunes adultes, c’est l’occasion de s’enivrer d’alcools divers et de tenter, parfois avec succès, de libérer leur libido dans quelque boite de nuit pendant que leur maquillage dégouline sur l’épaule de leurs voisins.

 

Mais à mon humble opinion, Halloween n’est pas plus commercial que les autres fêtes chrétiennes à l’ère du grand capital. J’irai même jusqu’à dire que la prétention des fêtes de Noël à symboliser l’amour, le partage et la générosité (et accessoirement la naissance du Messie) est bien plus hypocrite que le but avoué de la fête des monstres à simplement s’amuser et passer un bon moment.

 

On pourra aussi rétorquer que célébrer l’horreur et le monstrueux en 2017 est superflu, au vu des atrocités charriées constamment par les médias traditionnels ou non. Est-il de bon ton de fêter Jack O-Lantern quand les USA sont sous la coupe d’un fou dangereux à tête de citrouille ? Je vous répondrai que c’est justement parce que nous vivons une époque insoutenable, faite d’hypocrisie, de désillusions et de fondamentalismes en tous genre, qu’il est essentiel de célébrer Halloween. Halloween nous permet non seulement de satisfaire notre besoin de catharsis mais aussi de voir les monstres en face.

 

Mais me direz-vous, quelle utilité peut bien avoir un monstre ? Et d’abord qu’est-ce qu’un monstre ? La question est plus complexe qu’il n’y paraît. Le monstre est un concept ambigu, rien que dans son origine étymologique. En effet, le terme a deux sources possibles. La première rattache le monstre au verbe latin monstrare ; montrer. Le monstre, c’est celui que l’on montre, celui qui attire l’attention, ne rentre pas dans le rang. Le monstre n’existe que parce qu’on le désigne comme tel. Il est très littéralement le produit de notre jugement.

 

Pas étonnant que dans nos sociétés où l’égalité (ou même l’équité) reste une utopie et où une personne est jugée, voire même violentée, pour sa couleur de peau, sa préférence sexuelle ou encore son identité de genre, Halloween puisse servir de refuge temporel pour tous les « indésirables » qui ne peuvent s’empêcher de se reconnaître dans la figure tragique d’un monstre de Frankenstein ou d’un King Kong. Et comment ne pas voir dans un être surnaturel comme Dracula, une figure insurrectionnelle de liberté sexuelle mais aussi un paria pour qui les joies terrestres sont prohibées ?

 

Tout ce qui menace notre vision confortable du monde nous fait peur. Et ce qui nous fait peur est une menace vouée à être éliminée. Le monstre est alors lapidé, brulé, torturé. Qu’on le tue ou qu’on le transforme pour le façonner à notre convenance, son identité est irrémédiablement perdue. Mais pourquoi cette peur ? Peut-être par crainte d’être dépassé. Le monstre, par sa taille, sa force, ses talents uniques, nous montre nos propres limites.

 

Le super-prédateur que nous sommes a perdu l’habitude de la compétition. Le monstre rappelle à des peurs ancestrales, celle d’être dévoré. De là certains scientifiques ont spéculé que la phobie très répandue des hommes pour les reptiles était un souvenir inconscient de notre passé de mammifères dévorés par des dinosaures, serpents et autres crocodiles. Beaucoup de monstres empruntent leurs attributs aux grands prédateurs sauvages comme les fauves, les rapaces ou les loups. Lorsque l’on parle de peurs ancestrales, on s’aventure dans la psychanalyse freudienne et les archétypes jungiens. Et bien que les thèses de papa Freud ont fait long feu, l’idée du monstre comme représentation des parties les plus sombres de notre psyché mérite inspection.

 

Le monstre c’est l’innommable, l’insondable noirceur du double maléfique qui sommeille plus ou moins profondément en chacun de nous. Ce sont nos désirs inavouables car foncièrement immoraux. Le monstre moral est très populaire au cinéma, particulièrement américain. Cette nation nourrit une obsession envers les individus extrêmes. Psychopathes, cannibales, tueurs en série, violeurs et autres pervers narcissiques ont marqué notre esprit au fer rouge, probablement par le fait que ce sont des monstres réels. Des hommes comme nous. Cette proximité du monstre nous dérange et nous force à réfléchir. Ce n’est plus nous qui pointons le monstre du doigt mais lui qui nous accuse.

 

Cet aspect du monstre s’articule fort bien avec la seconde étymologie. Dans cette version le mot monstre est apparenté au terme monstrum, désignant un présage divin, un avertissement. Le monstre n’est pas seulement anormal en lui-même, il est un signe manifeste que le monde est malade, que quelque chose est déréglé. Godzilla est le parfait exemple du monstre comme cri d’alarme. Il nous prévient du danger de la puissance atomique autant qu’il est un danger lui-même. La plupart des monstres de série B apparaissent dans des histoires à valeur d’avertissement. Ils représentent tour-à-tour le danger d’une doctrine politique, de l’utilisation malheureuse de la science, ou de notre arrogance face à la nature. Le monstre nous met face à nos responsabilités en donnant corps à nos frayeurs contemporaines. En cela, le monstre revêt un sens proche de celui du Krisis grecque, à savoir un instant décisif où le problème est reconnaissable et doit être résolu, sous peine de prendre des proportions terrifiantes.

 

En conclusion, le monstre révèle notre hypocrisie à nous croire supérieurs que ce soit envers les autres ou nous-mêmes. Que le monstre soit paria ou tyran, victime ou bourreau, il ne cessera jamais de nous interroger. Car le monstre c’est nous. Et nous sommes le monstre.

Alors si vous voyez cette nuit des enfants courir de par les rues, grimés en créatures de cauchemars, riants et mordant à pleines dents des friandises sucrées, et que vous vous prenez à les juger avec condescendance et morgue, réfléchissez à votre propre monstre intérieur. Et vous aurez alors de bonnes raisons d’être terrifié.

 

William Bailey, 31 Octobre 2017

14 Juillet 2016: la France à l’agonie

Remarque: Ce texte fut au départ publié sur mon compte Tumblr, à l’attention de mes abonnés vivant en France. Je poste à présent ce poème en prose, sonnant comme un hommage funèbre, à tous les citoyens hexagonaux souffrant actuellement de la tournure déplorable prise par leur gouvernement.

Saisissons l’occasion que nous offre ce jour significatif pour les citoyens de l’Hexagone pour célébrer les quelques bons côtés de la France avant que cette dernière ne termine sa transformation en État totalitaire et martial, au frontières fermées et aux esprits étriqués.

Souvenons-nous des poètes, des artistes, des comédiens qui ont fait la grandeur de ce pays, à la barbe de leur gouvernement incompétent et criminel.

Souvenons-nous du temps pas si lointain où la cuisine française était encore renommée pour sa qualité et sa richesse sensorielle.

Souvenons-nous des monuments qui ont résisté au temps, aux spéculations urbaines et aux révolutions avortées.

Souvenons-nous du bon goût et de la richesse intellectuelle des grands penseurs français avant l’avènement de la culture télé, de la beaufitude et des campings.

Souvenons-nous de l’époque où on ne tuait pas vos clowns sous prétexte qu’ils faisaient leur travail.

Souvenons-nous également de tous ces gens, hommes, femmes et autres, qui ont combattu les forces de la haine et de la terreur et dont le message s’est perdu dans les méandres de la bêtise.

Souvenons-nous de toutes les fois ou moi et mes congénères, planqués dans notre îlot de richesse et de neutralité, nous nous sommes foutus de votre gueule, vous traitant d”Italiens qui ne sourient pas”, d’“éternels râleurs”, de “paresseux privilégiés”, en pensant que nous ne faisions rien de vraiment mal et que les choses resteraient les mêmes.

Et souvenons-nous de tous ces manifestants pacifiques rués de coups par les forces de l’ordre, pour avoir commis la simple erreur de s’être battus pour leurs droits et leur liberté, un concept qui semble à présent si lointain pour le “pays des droits de l’homme”.

Je suis triste pour vous, amis français. Je suis triste que Marianne soit constamment violée et bâillonnée. Je suis triste que vos femmes, vos étudiants, vos membres de la communauté LGBT+, vos minorités ethniques, vos handicapés, soient si mal acceptés et servis par votre gouvernement.

Je suis triste pour vous chers Français. Mais je me rassure en pensant que je vous rejoindrai bien un jour dans l’apocalypse fasciste, au vu de l’évolution de mon propre pays. Gardez-nous une place en enfer, on arrive !

Et alors qu’une larme salée coule sur mes joues, je ne peux m’empêcher de chantonner, amèrement;

“Douce France,

cher pays de mon enfance,

bercée de tendre insouciance,

je t’ai gardé dans mon cœur.

Oui, je t’aime !

Et je te donne ce poème,

Oui, je t’aime,

dans la joie ou la douleur…”

Retour vers le Passé: Une réflexion sur notre présent et la trilogie de Zemeckis

Ca y est, nous y sommes. Le 21 octobre 2015. Nous avons enfin rejoint Marty McFly et Doc Brown à moins que ce ne soit eux qui nous aient rattrapé. Car l’avenir prometteur fait de baskets qui se lassent toutes seules, de vestes qui se sèchent toutes seules et de « overboard » est bien différent du présent que nos pères nous ont laissé. La technologie a certes progressé de façon exponentielle depuis la fin des années 80 mais pourtant, nombre d’entre nous éprouvons un sentiment de stagnation. Car en fin de compte, les problèmes d’il y a 30 ans sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui. La politique, l’éthique, les rapports humains et l’écologie restent des enjeux majeurs et la solution à nos soucis semble bien lointaine, aussi lointaine que notre vision bien enfantine du monde de demain. Un nouveau complexe de l’an 2000 ?

Souvent les périodes d’angoisse face à l’avenir entraînent un regain de nostalgie. Et pour ce qui est de la nostalgie, nous sommes servis ! Entre les retours de Terminator, Jurassic Park, Mad Max et Star Wars, madeleine de Proust ultime, les studios hollywoodiens ont repéré notre faiblesse et l’ont exploité au maximum, profitant de notre frustration d’adulte face à un monde gris et de nos souvenirs sublimés d’une enfance rêveuse. Et cette vague rétro n’a pas fini de déferler. Les divers projets de suites à Alien et Blade Runner ainsi que le remake au féminin des Ghost Busters alors que le projet de troisième opus était mort et enterré démontrent les talents de nécromancien de nos chères compagnies de la vallée du Blockbuster. Bien sûr, tout n’est pas à jeter dans les productions cinématographiques grand public de ces dernières années.

Parmi les exemples que j’ai cités se trouvent d’authentiques bons films (Mad Max Fury Road remportant facilement la palme) et la pratique du remake n’a rien de méprisable ni de nouveau. Ce qui m’interroge et m’inquiète quelque peu, c’est que nombre de ces films font sentir leur attrait premier de réveiller le gamin des années 80-90 qui sommeille en nous comme l’argument principal pour nous pousser à acheter une place. Notre déception face à la situation mondiale actuelle est-elle si forte que nous ne sommes plus bons qu’à nous réfugier dans les réminiscences ? Le futur serait de l’histoire ancienne ? Je suis d’accord qu’après des décennies passées à vivre dans une société capitaliste, conformiste et hétéro-normative, le ras le bol est compréhensible. Quand nos dirigeants ne sont pas des clowns, ce sont des fous dangereux.

La santé et la culture sont de moins en moins soutenues financièrement et les tensions raciales dans certains pays développés ne cessent de monter. Notre présent est peu glamour en effet et le réchauffement climatique que certains parviennent encore à nier nous offre une vision plus proche d’un scénario post-apocalyptique que d’une souriante utopie. Mad Max n’est pas si loin de la vérité. Nous sommes dans la mouise et nous n’aimons pas cela. Mais ce que nous oublions dans notre pessimisme, c’est que nous possédons tous les outils pour changer la donne et, sinon l’assurer, du moins nous rapprocher d’un monde meilleur. Pour cela, il ne faut pas s’accrocher à la forme de la saga Retour vers le Futur mais à son fond, sa morale finale. Le futur est entre nos mains. Il est ce que nous en faisons. C’est certes peut-être un brin naïf pour nous qui avons grandi dans une société suprêmement cynique qui aime à broyer nos espoirs, mais c’est toujours mieux que de se lover dans un coin en attendant l’apocalypse. Les héros de la trilogie de Robert Zemeckis étaient proactifs, intègres, cherchant toujours une solution à leurs problèmes, quand bien même tout semblait perdu. Il suffit d’agir. Et c’est à cette seule condition que nous aurons droit au futur, le vrai, celui dont nous rêvions.

 William Bailey