Détective Conan : Une affaire de Styles – Critique par Yrales

Ceci est notre premier article rédigé par un invité, Yrales. Nous ainsi que plusieurs autres admirateurs de Détective Conan estimons que l’ouvrage de Pierre-William Fregonese pose certains problèmes qui doivent être adressés. Nous vous souhaitons une bonne lecture.

2021 est une année de toutes les folies pour Détective Conan en France. Une occasion d’enfin découvrir pour la première fois dans l’Hexagone un film tiré de l’œuvre de Gosho Aoyama dans nos salles de cinéma, la joie d’apprendre la parution prochaine d’une histoire annexe mais canonique dans le récit du petit détective, et enfin l’arrivé de l’ouvrage de Pierre-William Fregonese. Un volume empli de promesses qui souhaite s’attarder à disséquer en long, en large et en travers, la vie et l’œuvre de Gosho Aoyama.

Pierre William Fregonese est un docteur en sciences politiques spécialisé dans l’étude de la politique culturelle. Après une thèse soutenue en 2018 sur la politique culturelle de la France au 21ième siècle, il s’intéresse aux médias populaires comme le jeu vidéo et le manga. Son dernier ouvrage se concentre sur la vie de Tsukasa Hojo, le créateur de City Hunter et Cat’s Eye.

L’aura d’un universitaire et la participation d’aficionados de Conan annoncent un travail empli de passion, de recherche et de méthode. Cependant, L’attente puis le plaisir de la lecture ont vite laissé place à une profonde désillusion. Le premier élément qui interpelle un lecteur avide de connaissance est la tenue des notes de bas de pages et l’utilisation de la bibliographie. Pour être concis, rien ne va, et pour expliquer cela nous allons voir en trois points en quoi cela pose problème.

Premièrement une quantité colossale d’informations proviennent de sites de fans. Deux exemples, le Kudo Project et, dans une moindre mesure, le wiki anglophone, Detective Conan World. Bien que ces deux sites proposent un contenu tout à fait divertissant et instructif, il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans une démarche universitaire.

Il n’y a aucune certitude sur les compétences de traduction ainsi que de la véracité absolue du contenu proposé par le Kudo Project. L’auteur n’a pas pris le temps d’aller directement à la source de l’information et se reporte sur un travail de fan. On apprend pourtant cela dans n’importe quel licence littéraire ou de sciences sociales.

Ensuite, Fregonese évoque continuellement des entrevues avec des chercheurs français sur certaines figures du genre policier mais à aucun moment nous ne pouvons consulter l’intégralité de ses échanges. Nous sommes donc obligés de croire ou non les biais et le prisme de l’auteur sans avoir non plus accès aux questions échangées. C’est bien dommage.

Ces entrevues permettent surtout à l’auteur de simplifier sa tâche concernant les notes de bas de pages en indiquant que les idées prononcées proviennent de l’entrevue sans aucune référence annexe aux ouvrages de recherche des chercheurs en question.

Cela tue dans l’œuf la curiosité du passionné voulant aller plus loin, un comble pour un livre à vocation universitaire. A ce propos, Schopenhauer nous partage dans La lecture et les livres :

“Les œuvres sont la quintessence d’un esprit. Celui-ci, fût-il le plus grand, elles seront toujours infiniment supérieures à sa conversation, en tiendront lieu d’une façon générale, et, en somme, la surpasseront de beaucoup. Même les écrits d’une tête médiocre peuvent être instructifs et intéressants, parce qu’ils sont sa quintessence, le résultat, le fruit de sa pensée et de ses études ; tandis que sa conversation est insuffisante pour nous.”

Cela nous interroge sur la relation de Fregonese avec l’objet livre. Souhaitait-il véritablement évoquer le sujet de fond en comble afin de faire mûrir un lectorat ? Rien n’est moins sûr. Quelques références sont certes données à la fin de l’ouvrage mais aucune indication, aucun conseil, simplement une présence dans une bibliographie, ce qui ne sert à rien puisque les ouvrages ne sont pas utilisés.

Rien que cela nous permet d’émettre de sérieux doutes concernant la démarche et le sérieux de Pierre-William Fregonese, surtout qu’il ne peut invoquer une limitation géographique puisque celui-ci habite au Japon. Il a à sa disposition tous les outils, travaux et entretiens dans n’importe quelle librairie nippone, bien plus qu’en Hexagone.

L’ouvrage est également lacunaire sur les outils utilisés. Rares sont les études sur la littérature policière japonaise ni même sur le manga policier. Certes, Gérard Peloux est le chercheur spécialiste d’Edogawa Rampo en France et il y a un ouvrage de Sarai Kawana, Murder Most Modern, Detective fiction and Japanese culture, mais cette dernière n’est notée nulle part.

On ressent majoritairement une vision occidentale dans l’analyse de l’œuvre de Gosho Aoyama puisqu’il ne nous fournit pas un ensemble d’études traitant des auteurs de romans policiers ou à mystères japonais.

Malgré la méthode, nous pourrions penser que l’ouvrage fait la part belle à une argumentation riche. Hélas, Fregonese ne fait jamais l’effort de développer ce qu’il considère comme acquis et se contente de faire le lien entre des personnages ou à relever des poncifs du genre policier dans Conan avec d’autres œuvres.

Citons par exemple ce que l’auteur nous explique, page 84, concernant le caractère d’Haibara. Selon Fregonese, c’est un moyen pour Gosho d’éviter les risques d’hypersexualisation de ce genre de personnage. Le début est encourageant et peut amener à une argumentation riche sur le monde de l’édition, comment sont hypersexualisés les femmes et les filles au japon ? Comment son caractère permet-il tout simplement d’éviter cela ? Cette prémisse ne trouvera jamais sa réponse. Ce phénomène est presque déclinable à l’infini dans l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas une thèse et ne peut prétendre à l’être. Cela ne peut également être un ouvrage universitaire. Cependant ce n’est pas notre jugement qui a valeur de référence et cet ouvrage finira sans doute par être considéré comme un ouvrage universitaire. J’en veux pour démonstration la page Sudoc de Frégonèse qui recense tous les travaux scientifiques et universitaires en France et ses précédents ouvrages notamment sur Tsukasa Hojo sont bien recensés comme tels.

C’est un drôle d’ouvrage qui ne vise pas pertinemment grand monde. Il est trop centré sur les anecdotes par ailleurs décousues pour mieux attirer le lecteur non-initié à l’univers de Gosho Aoyama; de l’autre, cela n’apporte pas grand-chose pour l’amateur de Détective Conan qui trouvera les mêmes informations sur des wikias, avec plus ou moins la même plus-value.

Ses entretiens avec les personnes spécialisées dans le domaine insistent sur des idées extrêmement basiques et apportent peu à l’analyse de l’œuvre d’Aoyama, en dehors de rappeler que oui, le mangaka brille par son intertextualité, ce qui est une évidence.

C’est un ouvrage certes rapide à lire, agréable et fluide – si l’on ne s’attarde pas sur les fautes de français –  mais qui souffre de trop nombreuses failles pour convenir à un lecteur un tant soit peu averti. Nous avons affaire à un « Coffee Table Book” ou à un “wikia adapté en livre” plutôt qu’à une étude sérieuse.

Je sais désormais que Pix’n love ne fait pas de relecture sérieuse de ses publications et c’est donc ma première et dernière expérience chez eux pour ce genre d’ouvrage.

Pour conclure je souhaite vous partager le point de vue d’un membre de Beika Street auquel je souscris concernant Gosho et le monde de l’édition :

“De toutes les errances du livre de Fregonese, celle qui m’agace le plus revient nul doute à l’idée d’affirmer qu’Aoyama pourrait continuer Détective Conan jusqu’à l’épuisement par plaisir – par sa volonté. Naturellement, cette affirmation n’est pas sourcée. D’où le fait qu’affirmer avec certitude que Conan continue parce qu’Aoyama le veut, quand absolument tout démontre le contraire, me gêne un peu. Ça a l’effet de banaliser un rythme de production inhumain, qui dépend entièrement d’un imposant ‘capital financier’ confronté au décès tragique de Kentaro Miura (que Fregonese ne pouvait naturellement pas prédire, je ne lui en tiens pas rigueur), c’est assez malheureux.”

En remerciant les lecteurs, les membres de Beika Street ainsi que son administrateur Shin Red Dear

  • Yrales