Le Pin sot : un conte atypique sur une idée de Julien Bordagaray

Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, à l’orée d’un bois, sur le sommet d’une colline, un arbre. L’observateur peu attentif ne pourrait pas distinguer l’arbre du reste de ses congénères. Après tout rien ne ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre. Et pourtant cet arbre n’était pas comme les autres. Tout comme il existe des gens diminués dans leur corps et leur esprit, il existe aussi des arbres handicapés. C’était le cas de cet arbre. On ne sait pas si c’est parce que le sol sur lequel il avait poussé manquait de sel ou si il avait été un peu trop secoué durant sa croissance par un rude hiver, toujours est-il que l’arbre en question était anormal.

 

Ses branches poussaient de manière anarchique, ses épines manquaient de solidité et son écorce était irrégulière, trop dure par endroits, trop tendre à d’autres. De plus, à l’inverse de ses congénères, son tronc était un peu tordu. Un arbre malformé est aussi altéré dans son esprit – car oui les arbres ont un esprit, je vous l’apprends peut-être – et notre triste sire manquait de cette intelligence sophistiquée qui fait des arbres les élites du royaume des plantes. Lent dans ses pensées, incapable de faire de grands calculs ou de charmer ses congénères d’un trait d’humour, ce pin – car oui j’avais oublié de préciser que notre arbre était un pin – souffrait beaucoup de sa condition.

 

Ceux qui pensent que tous les imbéciles sont heureux se trompent cruellement. Les intellectuels n’ont pas le monopole du malheur. Notre pin savait bien qu’il lui manquait certaines facultés mais il ne pouvait rien y faire. Sa condition lui valut de recevoir de ces congénères le sobriquet de « pin sot ». Car oui j’ai aussi oublié de vous dire que les arbres parlent entre eux. Beaucoup. Pour qui sait tendre l’oreille la conversation des arbres est un trésor d’informations sur le monde végétal. Mais toutes les informations ne sont pas agréables à entendre. Et cette forêt de pins était connue pour constamment bruisser de moqueries et d’humiliations à l’endroit du frère diminué, le pauvre « pin sot ».

 

Notre pin martyrisé avait cependant une consolation. Il savait reconnaître la beauté. Les arbres ne perçoivent pas les choses comme nous mais à l’instar de notre espèce, il y a des différences entre les individus. Le « pin sot » était capable de ressentir les vibrations des couleurs avec une grande intensité. Son écorce inégale et son tronc tourmenté lui donnaient une perspective unique sur les sensations de l’air, les différences de pressions.

 

Son monde était de fait beaucoup plus subtilement nuancé. Comme son tronc était si différent de celui de ses frères, des animaux différents venaient s’y percher. Autour de notre « pin sot », se composait un nouvel écosystème. Des oiseaux rares, des chats sauvages, des champignons inhabituels. Même la gent invertébrée était un peu différente au contact de notre arbre atypique. Des scarabées massifs, d’autres plus graciles, investissaient les différentes surfaces de son écorce aux multiples profils.

 

Comme notre pin était malformé, il était l’un des rares à voir ses épines changer de couleur et tomber. Un privilège d’habitude réservé aux feuillus et aux mélèzes.  Les autres pins se moquaient, lui disaient que c’était peine à voir un conifère aussi incapable, aussi souffreteux.  On pensait souvent que cette tare lui coûterait la vie l’Hiver venu, faute de conserver sa chlorophylle. Et il est vrai que l’Hiver était une plaie pour notre « pin sot ». Le froid lui mordait les fibres et il sentait ses ressources diminuer. Un cruel cercle vicieux qui l’empêchait de reprendre ses forces.

 

Et pourtant il tenait bon chaque année. Peut-être devait-il son salut au terreau que ses épines mortes produisaient autour de lui, attirant des vers de terres, grands laboureurs souterrains, qui enrichissaient le sol de leur travail consciencieux. Ce n’était pas suffisant pour guérir notre pin si tant est qu’il puisse vraiment guérir, mais c’était une aide précieuse quand venaient les frimas.

Et puis voir ses épines changer de couleur et tomber donnait une nouvelle perspective au pin. Il ne savait pas très bien comment le formuler mais il lui semblait que changer, mourir un peu, ce n’était pas si mal. Après tout, c’est en Automne que les feuillus en aval du bois de pins étaient les plus colorés. Le pin se sentait alors mieux, et même beau.

 

Ces moments de fierté étaient de courte durée. Les autres pins ne tardaient pas à le rabaisser, le traitant de raté, de faux pin:

« – Si tu veux tellement ressembler que ça à un feuillu, va les rejoindre en bas ! Tu es déjà tordu, tu rouleras mieux en bas de la colline ! »

Et pour couronner le tout, les autres pins allongeaient souvent leurs racines pour priver notre sot de son sel nutritif.

 

Le « pin sot » se sentait misérable et sans ses amis animaux et son amour pour les couleurs, il y a longtemps qu’il se serait laissé mourir. Car oui, les arbres aussi peuvent décider de mourir. Et personne ne les embête quand ils demandent l’euthanasie. Ils la font eux-mêmes. Cette vie pathétique faite d’humiliations et de maigres consolations aurait pu durer encore longtemps quand, un jour de plein Hiver, un événement survint qui changea à jamais le destin de notre pin sot.

 

Des hommes arrivèrent un jour sur la colline aux pins. Ils étaient accompagnés de machines bruyantes et fumantes, d’armes en métal, et avec eux une odeur âcre et écœurante se répandait dans le bois. L’odeur de l’essence. Le « pin sot » mis du temps à comprendre ce qui se tramait. Les autres pins le mettaient à l’écart de leurs discussions importantes, sauf si c’était pour se moquer de lui. Mais ces autres pins savaient, eux. Et ils tremblaient de peur. Enfin, ils tremblaient autant que des pins peuvent trembler. Les phéromones de détresse qu’ils sécrétaient se mêlaient à l’odeur d’essence. Ce mélange repoussant semblait annoncer la fin des temps. Notre « pin sot » finit alors par comprendre. Et il trembla de même. Les tronçonneuses vrombirent, les pelleteuses levèrent leur racloir de cauchemar. Les hommes se mirent au travail. Et la forêt hurla.

 

Ils firent vite. Il ne resta bientôt que les souches des pins décimés qui restaient là telles des moignons encore suintants de sève. Tout était silencieux.  Il ne restait plus rien sur la colline, à l’exception du « pin sot ». Les hommes l’avaient épargné. Sans doute était-il trop mal fichu pour faire un meuble décent ou concocter un parfum agréable. Ainsi le canard boiteux du règne végétal avait-t-il été sauvé par sa difformité. Notre pin fut d’abord dévasté par la mort de ses frères. Leur odeur trainait encore dans l’air. Et puis, à mesure que les heures passaient, il se mit à aimer le silence. Personne n’était plus là pour se moquer de lui ou marcher sur ses racines. Notre pin en fut tout heureux et ria. Car oui les arbres rient aussi même si leur humour est très différent du nôtre, ce qui explique leur absence des salles de spectacle. L’arbre ria si fort que la moitié de ses épines tomba dans un léger bruissement.

 

Puis le « pin sot » se calma. La disparition de ses frères représentait tout de même un vide. Un vide à combler. Après le passage des hommes, les animaux avaient quitté le bois. Le pin sot se sentit alors très seul. Sans ses amis de la forêt, il n’y avait rien pour tromper la solitude qui s’abattait de plein fouet sur notre arbre malchanceux. Le pin pleura alors. Car si les arbres peuvent rire, ils peuvent donc aussi pleurer, cela va de soi. Il pleura si fort que l’autre moitié de ses épines tomba. « Le pin sot » était soudainement complètement nu. Mais il ne s’en sentit pas gêné. Après tout, personne n’était plus là pour s’offusquer de sa nudité.

 

Un vent venu du Nord, violent et glacé, se mit à souffler sur la colline dénudée. Notre pin, à présent sans forêt ni feuilles pour le protéger, pris la bourrasque de plein fouet. Il se senti geler jusqu’au plus profond de son être. Le « pin sot » compris alors que cet hiver était le dernier. Il se dit :

« – Après tout ce n’est pas si mal. Je me suis vu mourir chaque hiver, j’ai lutté chaque jour. J’ai vu tant de belles choses naitre, grandir et périr. J’ai été un refuge, un lieu de rencontre, pour mes amis animaux. J’ai nourri mon pauvre sol de mes faibles épines. J’ai vu le monde et ses mille couleurs. Aucun de mes frères n’a connu cela. Je meure maintenant. Et c’est bien. »

 

Pendant que le pin faisait sa propre oraison funèbre, un enfant semblant surgir de nulle part s’était approché de lui. Le petit bout d’homme s’était perdu dans la tempête de neige alors qu’il jouait avec son père. Le petit vit le pin plier sous la force du vent. La neige l’aveugla et au même moment il entendit un craquement terrible.

 

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Le vent finit par tomber. A cet instant le père, affolé, venait de retrouver son fils. La voix étranglée par l’émotion, il l’appela. L’enfant ne s’était pas retourné. Son père se rapprocha, soulagé mais encore un peu inquiet. Il arriva à la hauteur du petit bout d’homme qui regardait en silence, immobile, un arbre que le vent avait déraciné. Le père pris son enfant dans ses bras, le serra de toutes ses forces, le gronda gentiment, des larmes aux yeux. Le petit, quoique content d’avoir retrouvé son père, semblait préoccupé. Son père lui demanda :

 

« – Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ? »

 

Le petit en guise de réponse pointa l’arbre du doigt.

 

Le père regarda la carcasse végétale. Quelle misère. Il s’agissait d’un pin, mais dépourvu de ses épines et au tronc tourmenté. Le père se dit que c’était un miracle qu’un arbre aussi contrefait ait pu tenir aussi longtemps avant de mourir:

« – Il m’a parlé » dit soudain le garçon.

 

« – Qui t’a parlé, mon fils ?» lui demanda le père.

L’enfant lui répondit que c’était l’arbre qui lui avait parlé. Il lui avait dit qu’il était triste parce qu’il aurait voulu montrer ses couleurs avant de mourir.

 

Le père ne comprit pas très bien où son garçon voulait en venir mais il ne se moqua pas de son fils pour autant. Il faut dire que le père était bucheron et qu’il savait que les arbres parlaient, même si il ne pouvait pas les comprendre.

 

« – Il faut l’aider à montrer ses couleurs, papa » insista l’enfant.

 

Le père était un peu pris au dépourvu, d’autant qu’il n’avait pas vraiment envie de s’encombrer d’un tel arbre. Mais il fit un effort de réflexion et il dit à son fils :

 

« –  ne t’inquiète pas, mon garçon. J’ai une idée pour aider ton ami ».

 

Pendant plusieurs jours, le père bucheron fit des allers-retours entre son gîte et le pin effondré. Il coupa les branches pour en faire des fagots et fit des rondins de son tronc tordu. La tâche ne fut pas aisée mais notre bucheron avait de l’expérience. Des branches il fit des crayons, du tronc il fit de la pâte à papier avec l’aide d’une petite industrie locale.  Il offrit une gamme de crayons et des feuilles de papier du pin à son fils pour Noël qui en fut très heureux, et vendit le reste à une papeterie locale.

 

Dans les jours qui suivirent, les personnes ayant acheté des crayons et des feuilles issus du pin malformé remarquèrent des choses étranges. Les couleurs semblaient beaucoup plus vibrantes et riches. Le trait paraissait plus net et profond à la fois. Chaque dessin semblait briller intensément comme s’il contenait une étincelle de vie.

 

Les mots écrits avec ces crayons semblaient  plus percutants, au point que les écrivains, les professeurs, les étudiants, même les secrétaires de bureau, en délaissaient leurs claviers pour retrouver le plaisir de l’écriture manuscrite.

 

Les utilisateurs eux-mêmes étaient changés. Les artistes s’exprimaient plus librement et intensément, les auteurs trouvaient plus facilement les mots justes. Tous, adultes comme enfants étaient transfigurés. Ils percevaient plus de couleurs dans le monde, même dans les temps de grisaille, ils écoutaient plus leurs voisins, assistaient mieux leurs prochains, et leurs sourires comme leurs larmes avaient l’éclat de la sincérité.

 

La plupart des gens attribuaient ces changements à la fête de Noël et à son climat d’affection générale. Mais le bucheron et son fils savaient. Ils savaient que ce petit miracle dépassait le cycle des saisons et les célébrations saisonnières. Ils savaient que c’était « le pin sot » qui s’exprimait à travers ces crayons et ces feuilles. C’était lui, le petit arbre simplet, le malformé, le solitaire, qui inondait les cœurs et les esprits de ces mille couleurs.  Et s’il existe un paradis pour les arbres, croyez bien qu’il y a une place là-haut pour notre petit « pin sot ».

 

FIN