Pourquoi les monstres ? Parce que les hommes.

Le 31 octobre. Dans certaines régions des pays occidentaux, c’est la période des festivités horrifiques, sous la forme d’Halloween. C’est la fête des monstres, des goules et autres sorcières. C’est le moment où des tueurs masqués et des fantômes invincibles hantent notre imaginaire façonné par le cinéma et la littérature d’horreur. Halloween se substitue à Carnaval, devenu trop sage, et devient le moment de l’année où nous pouvons libérer nos pulsions, donner corps à nos peurs et à nos désirs les plus secrets sans crainte (ou presque) du jugement toujours acéré de nos pairs.

 

Nous savons que les critiques faites à cette célébration sont légion, notamment sous nos latitudes européennes toujours promptes à fustiger le consumérisme pervers des Etats-Unis. Certes, Halloween tel que nous le connaissons est loin de ses modestes origines païennes ou même de sa version christianisée.

 

De nos jours, c’est surtout une occasion pour divers commerces de se remplir les poches avec des produits dérivés, des accessoires au rabais et des friandises thématiques qui satisferont l’avidité de millions de futurs diabétiques en culottes courtes. Pour les jeunes adultes, c’est l’occasion de s’enivrer d’alcools divers et de tenter, parfois avec succès, de libérer leur libido dans quelque boite de nuit pendant que leur maquillage dégouline sur l’épaule de leurs voisins.

 

Mais à mon humble opinion, Halloween n’est pas plus commercial que les autres fêtes chrétiennes à l’ère du grand capital. J’irai même jusqu’à dire que la prétention des fêtes de Noël à symboliser l’amour, le partage et la générosité (et accessoirement la naissance du Messie) est bien plus hypocrite que le but avoué de la fête des monstres à simplement s’amuser et passer un bon moment.

 

On pourra aussi rétorquer que célébrer l’horreur et le monstrueux en 2017 est superflu, au vu des atrocités charriées constamment par les médias traditionnels ou non. Est-il de bon ton de fêter Jack O-Lantern quand les USA sont sous la coupe d’un fou dangereux à tête de citrouille ? Je vous répondrai que c’est justement parce que nous vivons une époque insoutenable, faite d’hypocrisie, de désillusions et de fondamentalismes en tous genre, qu’il est essentiel de célébrer Halloween. Halloween nous permet non seulement de satisfaire notre besoin de catharsis mais aussi de voir les monstres en face.

 

Mais me direz-vous, quelle utilité peut bien avoir un monstre ? Et d’abord qu’est-ce qu’un monstre ? La question est plus complexe qu’il n’y paraît. Le monstre est un concept ambigu, rien que dans son origine étymologique. En effet, le terme a deux sources possibles. La première rattache le monstre au verbe latin monstrare ; montrer. Le monstre, c’est celui que l’on montre, celui qui attire l’attention, ne rentre pas dans le rang. Le monstre n’existe que parce qu’on le désigne comme tel. Il est très littéralement le produit de notre jugement.

 

Pas étonnant que dans nos sociétés où l’égalité (ou même l’équité) reste une utopie et où une personne est jugée, voire même violentée, pour sa couleur de peau, sa préférence sexuelle ou encore son identité de genre, Halloween puisse servir de refuge temporel pour tous les « indésirables » qui ne peuvent s’empêcher de se reconnaître dans la figure tragique d’un monstre de Frankenstein ou d’un King Kong. Et comment ne pas voir dans un être surnaturel comme Dracula, une figure insurrectionnelle de liberté sexuelle mais aussi un paria pour qui les joies terrestres sont prohibées ?

 

Tout ce qui menace notre vision confortable du monde nous fait peur. Et ce qui nous fait peur est une menace vouée à être éliminée. Le monstre est alors lapidé, brulé, torturé. Qu’on le tue ou qu’on le transforme pour le façonner à notre convenance, son identité est irrémédiablement perdue. Mais pourquoi cette peur ? Peut-être par crainte d’être dépassé. Le monstre, par sa taille, sa force, ses talents uniques, nous montre nos propres limites.

 

Le super-prédateur que nous sommes a perdu l’habitude de la compétition. Le monstre rappelle à des peurs ancestrales, celle d’être dévoré. De là certains scientifiques ont spéculé que la phobie très répandue des hommes pour les reptiles était un souvenir inconscient de notre passé de mammifères dévorés par des dinosaures, serpents et autres crocodiles. Beaucoup de monstres empruntent leurs attributs aux grands prédateurs sauvages comme les fauves, les rapaces ou les loups. Lorsque l’on parle de peurs ancestrales, on s’aventure dans la psychanalyse freudienne et les archétypes jungiens. Et bien que les thèses de papa Freud ont fait long feu, l’idée du monstre comme représentation des parties les plus sombres de notre psyché mérite inspection.

 

Le monstre c’est l’innommable, l’insondable noirceur du double maléfique qui sommeille plus ou moins profondément en chacun de nous. Ce sont nos désirs inavouables car foncièrement immoraux. Le monstre moral est très populaire au cinéma, particulièrement américain. Cette nation nourrit une obsession envers les individus extrêmes. Psychopathes, cannibales, tueurs en série, violeurs et autres pervers narcissiques ont marqué notre esprit au fer rouge, probablement par le fait que ce sont des monstres réels. Des hommes comme nous. Cette proximité du monstre nous dérange et nous force à réfléchir. Ce n’est plus nous qui pointons le monstre du doigt mais lui qui nous accuse.

 

Cet aspect du monstre s’articule fort bien avec la seconde étymologie. Dans cette version le mot monstre est apparenté au terme monstrum, désignant un présage divin, un avertissement. Le monstre n’est pas seulement anormal en lui-même, il est un signe manifeste que le monde est malade, que quelque chose est déréglé. Godzilla est le parfait exemple du monstre comme cri d’alarme. Il nous prévient du danger de la puissance atomique autant qu’il est un danger lui-même. La plupart des monstres de série B apparaissent dans des histoires à valeur d’avertissement. Ils représentent tour-à-tour le danger d’une doctrine politique, de l’utilisation malheureuse de la science, ou de notre arrogance face à la nature. Le monstre nous met face à nos responsabilités en donnant corps à nos frayeurs contemporaines. En cela, le monstre revêt un sens proche de celui du Krisis grecque, à savoir un instant décisif où le problème est reconnaissable et doit être résolu, sous peine de prendre des proportions terrifiantes.

 

En conclusion, le monstre révèle notre hypocrisie à nous croire supérieurs que ce soit envers les autres ou nous-mêmes. Que le monstre soit paria ou tyran, victime ou bourreau, il ne cessera jamais de nous interroger. Car le monstre c’est nous. Et nous sommes le monstre.

Alors si vous voyez cette nuit des enfants courir de par les rues, grimés en créatures de cauchemars, riants et mordant à pleines dents des friandises sucrées, et que vous vous prenez à les juger avec condescendance et morgue, réfléchissez à votre propre monstre intérieur. Et vous aurez alors de bonnes raisons d’être terrifié.

 

William Bailey, 31 Octobre 2017