Le Goût des Mots

Les mots, c’est-à-dire le langage articulé et codifié, accaparent nos esprits de façon quotidienne, à plus forte mesure en notre époque surchargée de signaux et de signifiants au point qu’ils se sabordent mutuellement dans une soupe sémantique où tout se vaut, et par conséquent où la parole donnée n’a plus de valeur intrinsèque.

Et pourtant quels délices les mots peuvent nous procurer lorsqu’ils sont utilisés avec justesse et à bon escient. Sans vouloir faire preuve de chauvinisme, le français reste l’une des langues les plus agréables lorsqu’il s’agit d’en explorer la dimension poétique. Malgré ses déboires récents, l’Hexagone reste réputé à la fois pour sa gastronomie et son éloquence. Les deux disciplines ne sont pas si éloignées et c’est en explorant la langue de Molière qu’on en apprécie les liens subtils qui les unissent.

Les mots ont une consistance, un volume, une épaisseur. Or le plus souvent, les volumes occupant temporairement nos bouches sont nourriture. Pour preuve, l’on dit bien d’une personne peinant à articuler qu’elle mange ses mots. Avant de manger, il convient de jouer des mandibules afin qu’un mot ne vous reste pas en travers de la gorge. D’une personne un peu trop franche on dit qu’elle ne mâche pas ses mots, sans doute parce qu’ils sont trop gros. Qu’il s’agisse d’un interrogatoire musclé ou d’une exhortation bienveillante, on demande à qui de droit de cracher le morceau. C’est paradoxalement après avoir craché ledit morceau qu’on passe à table.

Fait amusant, les mots deviennent liquides dès qu’il s’agit de les transmettre à un interlocuteur. D’un auditeur attentif jusqu’à la dévotion, on dira qu’il boit les paroles de l’orateur. Le propre rejoint parfois le figuré si d’aventure le conférencier est sujet au postillon. Solides, liquides ou non-euclidiens, les mots ont une saveur. Les mots tendres, les mots durs, ceux qu’on ne mâche pas justement, les piques acides et les répliques amères.

D’une anecdote licencieuse on a l’habitude de dire qu’elle est salée. C’est bien pour cela qu’il est bon de la faire suivre par quelques mots doux, histoire de faire passer la pilule, preuve de plus que les mots s’ingèrent y compris en capsule.

L’on peut forcer cette ingestion lorsque l’honneur est bafoué. On fera ravaler ses paroles au mauvais plaisant, ce qui reste moins dramatique que de lui faire rendre gorge. Inversement un flot de paroles difficilement contenu risque fort bien d’être expulsé avec violence. On vomit alors tout ce qu’on avait sur le cœur. Régurgiter les mots est étrangement plus aisé, surtout si on les a facilement bu comme notre auditeur de tout-à-l ’heure. A force de régurgitation, on aboutit fatalement à des formules prémâchées. Plus faciles à gober pour le tout-venant mais sans saveur.

Tel un chewing-gum, les mots s’affadissent à force de mastication. Mais trop habitués que nous sommes à user des mots sans y penser, ainsi qu’on se bâfre distraitement de malbouffe, tout un buffet de mots délicats, épicés, délectables se dérobe à nos sens.

Si le dictionnaire est un menu de cantine, et le langage parlé un snack bar, les livres nous offrent la gamme complète. Une telle richesse pousse à la gourmandise. Et c’est bien normal, puisque lorsqu’un livre nous plait, il n’est pas rare qu’on le dévore.

  • Guillaume Babey

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